III. LA CITÉ LYONNAISE MENACÉE

A. VERS UNE PRÉSENTATION GÉO-HISTORIQUE DE LA CITÉ

1. DE LA VILLE DE LYON À L'AGGLOMÉRATION LYONNAISE

Lyon n'a pas échappé à la destinée des agglomérations urbaines. Elle a subi ou souffert, au même titre que d'autres, des effets et des destructions fonction de déclenchement d'incendies. L'histoire de la cité ne garde pourtant que très peu de traces de chacun de ces événements anciens, même pour les plus marquants279. Les renseignements concernant la période moyenâgeuse sont absents et ne permettent que des suppositions au regard ou en comparaison des destructions subies par d'autres agglomérations. Il faut attendre l'analyse d'érudits ou de personnalités régionales, qui sont attachés à l'histoire lyonnaise, pour reprendre contact avec la catastrophe et le risque ; deux paramètres qu'une présentation géographique et historique de situation et d'évolution de la cité commande de manière à introduire ou étayer certains des faits qui ont été ou seront avancés et qui concerneront la défense contre l'embrasement.

Léopold NIEPCE, dans son ouvrage, consacré à Lyon sous un angle spécifique280, dépeint la ville moyenâgeuse selon des termes en parfaite analogie avec les cités de l'époque. Les maisons édifiées y étaient mal bâties, très souvent en bois, serrées les unes contre les autres, et donnant un accès sur des rues étroites et tortueuses281. Il était donc difficile d'y porter efficacement secours lorsqu'un feu s'y déclarait ; un accident pour lequel la fréquence prédominait avec des conséquences parfois tragiques282. Hormis cette allusion, qui se veut fondée au regard des connaissances liées au phénomène et aux dangers, les archives de la municipalité donnent peu d'évocations de l'événement en dehors de décisions prises ponctuellement ; ce, jusqu'à la fin du XVIème siècle. A cette date, la relation de l'embrasement, de l'incident en général, devient plus commune. Elle apporte un éclairage sur des brasiers qui ont marqué le territoire lyonnais à partir de cet instant. Ainsi, la conflagration de l'année 1777, advenue Quai Saint-Clair, resurgit-elle283. Ce sinistre, qui fit 37 victimes, fut à l'origine de nouvelles mesures propres à garantir la sécurité de la population lyonnaise. Ne se fiant plus seulement à la vigilance des guetteurs établis depuis le Moyen Age sur quelques tours et clochers de la ville pour signaler les départs de feu à l'aide de cornes ou de trompes, les édiles choisissaient de créer des piquets d'incendie284. Ces groupes, constitués d'individus issus de corporations ciblées, se tenaient prêts à partir, de jour comme de nuit, sur les lieux d'un embrasement. Ce fut là une sorte de corps de sapeurs-pompiers avant l'heure, institué dans un but que tout magistrat municipal avait présent à l'esprit : éviter, tout au moins empêcher, le plus possible la destruction par le feu.

Par sa situation géographique, par la morphologie de ses structures urbaines mais également par son histoire, Lyon a entretenu une relation particulière à l'élément. La ville a longtemps été victime de sa situation spatiale. Resserrée, pour la grande partie de son territoire, entre Rhône et Saône d'un côté, Saône et colline de Fourvière de l'autre, son salut n'est venu que d'un développement par la périphérie, spécialement par le rattachement des communes qui l'entouraient. La capacité d'extension résidait dans le passage et l'affranchissement de ces barrières naturelles. A la veille de franchir le Rhône, Lyon demeurait donc engorgée. La ville soulevait le problème de l'exiguïté et de l'entassement des personnes. Les petites rues étroites, sales, mal pavées, restaient légion. Elles se bordaient de maisons devenues hautes qui ne disposaient que de cours réduites et sombres, où l'air et le soleil pénétraient difficilement285. L'humidité des habitations, dans certaines parties de la ville, rendait la vie peu agréable à une population déjà éprouvée. Cependant, n'était-ce pas là, finalement, le lot ordinaire d'une ville de l'époque dont la population croissait plus intensément que les structures ? Ceci, malgré des efforts pourtant entrepris depuis le milieu du XVIIIème siècle. Devant le surpeuplement et la densification induits, des personnages comme Germain SOUFFLOT, à travers la réalisation du quartier Saint-Clair, tracèrent la voie à des entreprises plus ardues ; des desseins qui seront tout aussi bénéfiques pour le prolongement urbain lyonnais286. En 1770, Michel-Antoine PERRACHE voyait son projet, qui reprenait, dans ses grandes lignes, celui de DELORME, accepté. Ainsi allait être entrepris le prolongement de la cité par le sud, là où le Rhône formait un bras mort et un amas de petites îles. L'opération ne porta que partiellement ses fruits. Non seulement il fallut attendre de nombreuses années avant que l'aménagement ne soit achevé mais surtout qu'une gare y soit implantée, au tournant du XIXème siècle, pour voir cette portion d'espace muer. Il en est allé de même en ce qui concerne le projet de Jean-Antoine MORAND.
L'idée était ambitieuse : ouvrir la cité à une extension sans barrières sur les plaines de l'Est, les Brotteaux notamment. L'armature se basait sur deux grands axes perpendiculaires devant à la fois conduire l'expansion et la structurer. Malheureusement, face à certaines réticences, et malgré les efforts fournis, à la Révolution, peu de constructions profitaient de cet espace. La ville allait donc tarder à franchir le Rhône.

Le tableau qui dépeint la ville au sortir des événements révolutionnaires a conservé, un temps, son sombre aspect287. Très lentement, petit à petit, tantôt sous le coup du sort d'événements, de l'histoire, tantôt de l'économie, la ville ira en se transformant. Avec le siège de 1793 et la rébellion lyonnaise contre la Convention, la cité subira des destructions massives, les unes liées aux incendies déclarés pendant les bombardements, les autres, en conséquence de la répression et des démolitions qui allaient s'abattre sur les constructions, essentiellement celles qui avaient appartenu aux contre-révolutionnaires ou celles qui avaient abrité des suspects288. Les principes posés par la Révolution contribuèrent, eux aussi, à une modification de l'espace intra-muros. La vente des propriétés ecclésiastiques libéra ainsi de vastes espaces, des terrains sur lesquels des bâtisseurs se chargèrent d'édifier de nouvelles constructions289. Les bâtiments s'affranchirent de la hauteur en montant parfois jusqu'à 6 ou 7 étages. Néanmoins, la cité ne parvenait pas à absorber l'excédent de croissance démographique ; ce qui laissait, au milieu du siècle, une ville de Lyon en pleine saturation et dans une situation précaire290 ; une cité à l'intérieur de laquelle des différences se notaient, ne serait-ce que plus généralement dans la formule de MICHELET évoquant la colline qui prie et celle qui travaille291.

L'élan imprimé par la fabrique explique la rapide progression de la population ; un mouvement qui aurait lui-même entraîné le développement des communes entourant la ville de Lyon292. Au tournant des années 1850, il devenait évident que, sous l'influence de la révolution industrielle et des progrès économiques, la cité lyonnaise disposait d'atouts, hors structures citadines. Seulement, l'enfermement dans ses limites administratives et urbaines lui nuisait. Lyon se devait de profiter du courant ascendant que dégageaient les communes qui l'entouraient. Aussi, le projet d'annexion des municipalités suburbaines à la ville de Lyon que représentaient La Guillotière, La Croix-Rousse et Vaise, a-t-il vu le jour en 1852293. L'occasion était donnée de préparer l'espace à l'avènement de l'agglomération, surtout de bénéficier, pour ne pas dire exploiter, de la poussée économique et industrielle de ces petites cités. La Guillotière se fondait sur une industrie importante, un artisanat bien implanté, des activités de commerce et un espace étendu alors que La Croix-Rousse tirait sa dynamique du travail de la soie294. Quant à Vaise, c'était les activités annexes au roulage combiné au transport fluvial et à certaines fabriques qui en assuraient la croissance. Tout ce qui pouvait pousser la ville économiquement, structurellement et de façon urbaine, se situait à la périphérie. Par le rattachement, Lyon, qui gardait le monopole de la place historique, allait bouleverser ses rapports et induire une nouvelle cinétique par la périphérie.

Par cette présentation, qui s'attache, pour partie, à l'espace, surgit l'évidence des risques liés à l'incendie, d'abord en fonction du tissu urbain tel qu'il demeurait encore présent au milieu du XIXème siècle. Des quartiers ou des parts de ville comme la presqu'île laissaient planer la menace. Les populations y circulaient difficilement. Globalement, le manque de place obligeait à construire en hauteur. La disponibilité en eau, qui était réduite, la pression insuffisante, et le parc technique de secours encore balbutiant dans ses performances, vouaient une construction à la destruction lorsqu'un feu se déclarait en étage. Le manque de lumière et l'humidité constante multipliaient les imprudences. Les bâtiments, proches les uns des autres, augmentaient les dangers de propagation ; ce qui expliquait, pour partie, qu'il arrivait encore que les travailleurs soient obligés de faire la part du feu jusque parfois très tard sur le siècle et ceci, malgré les opérations de régénération du tissu qui avaient été pourtant entreprises à partir de 1848. Le développement de différents secteurs d'activités comportant des risques, bien que souvent implantés en périphérie, ne faisait que rajouter à la menace. Seulement, ici comme ailleurs, la défense par l'établissement de règles préventives ou la création d'un corps de secours participèrent à la réduction des accidents. Néanmoins, la tâche n'était pas des plus simples, spécialement parce que l'exercice du pouvoir municipal ne cessa de changer de mains entre le rattachement des communes suburbaines et le retour de la mairie centrale en 1881. Pourtant, il y avait fort à faire au vu de l'accroissement démographique, soit une croissance qui allait faire passer la population totale de l'agglomération de 258.494 habitants à 523.796 entre 1851 et 1911295. Fort à faire encore au vu de la confusion entre les sources productives et l'habitat, avec l'implantation et l'apparition de nouveaux secteurs économiques appelés à porter le développement de la ville mais aussi à lui nuire ou à la menacer.

Notes
279.

C'est à un texte de Sénèque qu'il faut se référer pour trouver la narration du brasier qui peut être qualifié de premier historiquement connu par la ville (Sénèque, Lettres à Lucilius ; cité dans : GARDES G. - Le voyage de Lyon. Regards sur la ville, Roanne, Horvath, 1993, 390 p. ; p. 238.) Cet incendie, dont la datation reste imprécise, soit à la fin de l'année 64, soit au début de l'année 65, aurait, en fait, détruit la cité sur la plus grande partie de sa superficie. Si Sénèque s'étend peu sur ce sinistre, il notait pourtant la ruine et la désolation qui avaient maintenant investi l'espace de la cité alors colonie romaine.

280.

NIEPCE L. - Lyon militaire : notes et documents pour servir à l'histoire de cette ville depuis son origine jusqu'à nos jours, Lyon, Brenoux et Cumin, 1897, VI-639 p.

281.

Idem 202 ; pp. 609 et suiv.

282.

Ibidem 203.

283.

Ibidem 203.

284.

NIEPCE L. - Lyon militaire : notes et documents pour servir à l'histoire de cette ville depuis son origine jusqu'à nos jours, Lyon, Brenoux et Cumin, 1897, VI-639 p ; pp. 609 et suiv.

285.

Ibidem 206.

286.

PELLETIER A. (sous la direction de) - Grande encyclopédie de Lyon et des communes du Rhône, Roanne, Horvath, 1981, 577 p. ; pp. 116 et suiv.

287.

CHARLETY S. - Histoire de Lyon, Lyon, A. Rey et Cie, 1903, 312 p. ; p. 192.

288.

NIEPCE L. - Lyon militaire : notes et documents pour servir à l'histoire de cette ville depuis son origine jusqu'à nos jours, Lyon, Brenoux et Cumin, 1897, VI-639 p ; pp. 609 et suiv.

289.

BAYARD F. / CAYEZ P. (sous la direction de) - Histoire de Lyon (tome 2) – Du XVI ème siècle à nos jours,
Le Coteau, Horvath, 1990, 480 p. ; pp. 209 et suiv. ; pp. 245 et suiv.

290.

L'annuaire départemental administratif historique, industriel et statistique de la ville de Lyon et des provinces de 1847 décrit presque la ville de Lyon intra-muros comme un pourrissoir.

291.

Tous les livres d'histoire locale reprennent cette expression qui marque la différence entre les quartiers de la ville, ici Fourvière et La Croix-Rousse.

292.

Idem 211 ; pp. 245 et suiv. ; pp. 263 et suiv.

293.

Décret impérial du 24/03/1852.

294.

Les pentes de La Croix-Rousse regroupaient pratiquement toute l'industrie de la soie depuis l'implantation des ouvriers soyeux suite aux événements de 1793 et à l'inondation de 1840 dans le bas quartier de Serin.

295.

Les chiffres liés aux recensements qui s'échelonneront de 1851 à 1911 sont disponibles auprès de nombreuses sources. La page V-279 du tome V présente un graphique sur l'Evolution en nombre de la population de l'agglomération lyonnaise entre les recensements de 1851 et de 1911.