2. LE DOULOUREUX EXERCICE DES FRANCHISES MUNICIPALES

Entre 1851 et 1881, la ville de Lyon a été soumise à des règles administratives particulières, à des préceptes qui, au gré des mouvements et de l'histoire politique de la nation, ont évolué entre restrictions et libertés. La constitution du 14 janvier 1852 établissait, sur le territoire national, un régime autoritaire. A cette fin, les préfets reçurent des attributions généralement élargies qui devaient leur permettre de diffuser et d'appuyer la volonté qui émanait du cercle exécutif. L'application de ces mesures à la ville de Lyon allait en être caractéristique. Toutefois, dans le cas lyonnais, l'assise ne reposait pas uniquement sur cette idée de la transmission et de la reconnaissance par l'autorité et la mainmise d'hommes dévoués au régime sur l'exercice du pouvoir local. Lyon devait rechercher dans son histoire les bases du régime particulier qui allaient l'accompagner jusqu'aux années 1880 ; tout spécialement dans l'importance de la cité, la composition de sa population et les tendances révolutionnaires qui l'affectèrent ; notamment en 1793, 1831, 1834 et 1848296. Lyon était, en effet, une cité à l'influence manifeste qui ne cessera de voir son poids régional s'affirmer au fur et à mesure que s'écouleront les décennies. Surtout, sous la pression de sa population grandissante, qui se composait principalement de classes ouvrières, elle devenait un instrument susceptible, aux yeux du pouvoir exécutif, d'introduire, ou tout au moins d'amorcer, un mouvement de déstabilisation -l'autorité centrale prenant pour compte et à cet effet l'agitation dont les limites de la ville avaient été la "proie" en de maintes occasions ou bien l'opposition exprimée, en 1793, et les tendances soulevées, en 1831 ou 1834-.

A ce titre, le rôle des révoltes des ouvriers de la soie paraît incontestable dans l'introduction des bouleversements administratifs qui frappèrent la ville de Lyon au milieu du siècle297. Le projet d'unification, pour ne pas employer le terme d'annexion, des communes suburbaines à la cité lyonnaise n'était pas de réflexion récente. Il remontait déjà à la décennie antérieure. C'est d'ailleurs le dessein de 1849, troisième dans la volonté établie, qui servit de base à l'arrêté de constitution de l'agglomération lyonnaise298. En fait, rien ne correspondait à un désir local d'intégration. A la lecture des documents conservés, toutes les communes, y compris Lyon, redoutaient cette association, et ce, malgré l'évocation du tremplin économique que pouvait constituer le fondement de l'agglomération. La commune de La Guillotière avait ainsi peur de ne devenir plus qu'un unique faubourg dont le développement subirait un coup d'arrêt299. Dans cette application et cette décision, il s'agissait donc bien d'une volonté étatique derrière laquelle se dissimulait le voeu de porter atteinte à l'autorité municipale, essentiellement par peur du comportement de la ville, de ses habitants, et en s'appuyant, historiquement, sur des mouvements contestataires du pouvoir et de l'Etat300. Le fait de créer une agglomération donnait un prétexte suffisant à déférer l'exercice du pouvoir administratif à un préfet, nommé, n'ayant pas de liens avec la cité, et chantre du gouvernement. Ainsi, Lyon se trouvait rayée des communes qui avaient la libre administration de leurs biens, de leur industrie, en somme de leur avenir. Ce n'était, ni plus ni moins, qu'une mise sous tutelle ; ce qui n'ira pas sans problèmes, y compris dans la gestion du risque incendie, dans la mise en place de mesures de sauvegarde et dans le fonctionnement du corps de sapeurs-pompiers.

Jusqu'en 1851, la ville de Lyon se trouvait donc administrée comme toutes les communes de France, hors capitale, avant que ne soit promulguée la loi du 19 juin301. A cette date, le texte mentionnait que seraient désormais confiées au préfet du département les fonctions dévolues au préfet de police de la ville de Paris. Par la présente, le personnel communal ne conservait que le simple pouvoir de police administrative et de petite voirie302. De cet acte naissait aussi, avant l'officialisation par décret impérial du 24 mars 1852, le découpage de l'agglomération ; une coupe qui constituait 5 arrondissements ayant chacun à leur tête un maire et 2 adjoints : le 1er arrondissement, recoupant la partie Nord de la ville de Lyon, le 2ème arrondissement, la partie méridionale, le 3ème arrondissement, l'ancienne commune de La Guillotière, le 4ème arrondissement, l'ancienne commune de La Croix-Rousse, et enfin le 5ème arrondissement, l'ancienne commune de Vaise. Lorsque la loi du 5 mai 1855, qui portait organisation municipale, fut adoptée, les orientations précédemment prises se trouvèrent confirmées avec une modification de quelques points, voire quelques ajouts303. L'article 14 de la présente loi attribuait, ainsi, à l'Empereur la nomination directe des conseillers municipaux de la ville de Lyon qui formaient une commission municipale304. Quant à l'article 50, il confirmait, et étendait, les dispositions sur le pouvoir des préfets. Nommés par l'empereur pour les communes chefs-lieux de départements dont la population était supérieure à 40.000 âmes, ceux-ci devenaient, en outre, dépositaires des fonctions de préfet de police305 ; un article d'ailleurs révisé dans la loi du 24 juillet 1867306, année où la ville de Lyon allait voir son 3ème arrondissement se scinder en deux et où la partie Nord de la Guillotière allait composer le 6ème arrondissement307.

La déclaration de guerre franco-prussienne, la chute de l'Empire et la proclamation de la République introduisirent la légitimité d'un premier retour des franchises municipales à la ville de Lyon. En effet, par la loi du 14 avril 1871, le droit était donné à la cité de réintégrer le régime classique d'administration communale, avec pour élément parmi les plus caractéristiques, l'élection du conseil municipal au suffrage universel308. Mr HÉNON prenait ainsi la place de maire309, soit une position qu'il occupera jusqu'en 1872, année où Mr BARODET lui succéda. Par cet acte législatif, la ville s'affranchissait de la tutelle préfectorale et donc gouvernementale ; ceci, dans une période politique instable qui allait conduire les autorités de la cité dans un désir manifeste de voir s'effacer tout ou partie des arrêtés issus de l'Empire et de son administration. Autant dire déjà que sur les années qui s'écoulèrent de 1851 à 1871, la prévention des risques et le secours contre les incendies eurent à pâtir de ces modes d'administration particuliers. D'ailleurs, le repos ne fut que de courte durée puisque, par la loi du 4 avril 1873, était à nouveau ôté l'exercice des franchises municipales aux conseillers élus310.Le pouvoir devenait de nouveau confié à l'autorité du préfet, un exercice que seule la loi édictée le 21 avril 1881 viendra rendre définitivement à la ville en rétablissant sa mairie centrale, les droits, les prérogatives et les attributions qui en édifiaient le pouvoir communal311.

Selon cette loi, le maire restait nommé par le gouvernement dont le choix se porta, à cette date, sur le docteur Antoine GAILLETON, personnage qui conservera d'ailleurs son poste jusqu'aux élections municipales de 1900, et donc premier magistrat élu en fonction des principes que rétablissait la loi de 1882312. A compter de cette restitution des droits municipaux à la cité, la vie politique lyonnaise ne cessera de s'exprimer entre complexité et ardeur jusqu'en 1914, cependant, sans violences manifestes, hormis les attentats qui secouèrent la ville, en octobre 1882, et l'assassinat du président CARNOT, en 1894313. Il est même concevable d'employer, sous certains aspects et au titre de l'administration communale, le terme de stabilité car, entre 1881 et 1914, l'agglomération lyonnaise ne connaîtra, en définitive, que trois maires : Antoine GAILLETON, de 1881 à 1900, Antoine AUGAGNEUR, de 1900 à 1905, et Edouard HERRIOT à partir de 1905. Le premier de ces édiles s'est appliqué à une gestion habile des finances de la ville tout en ouvrant ou pérennisant, selon le point de vue, l'ère des grands travaux d'urbanisme et de constructions. Le second a eu un mandat trop court pour en tirer une analyse. Quant au troisième, il faudrait courir jusqu'à la fin de son exercice pour dresser un bilan314. Avec le retour de la mairie centrale, c'est l'histoire politique lyonnaise qui se confondra avec l'histoire de la République, suivant les aléas, les crises, les mouvements ou les durcissements315. Les périodes de grosses tensions entre la ville et l'autorité ont surtout été le fait des années comprises entre 1851 et 1881 avec un paroxysme au tournant des années 1870, c'est-à-dire en pleine revendication par l'agglomération de son désir d'administration souveraine et de liberté municipale.

Il devient aisément imaginable, au vu de ces caractéristiques propres à l'exercice des franchises municipales sur la période 1851-1881, que les conflits ont dû ou ont pu être nombreux, qu'ils aient pu rejaillir sur la manière d'assurer la gestion ou le développement de la ville ; ceci, y compris dans la manière d'aborder le risque incendie et les mesures à adopter dans la sauvegarde des biens et des personnes, voire dans l'organisation et le fonctionnement du service d'incendie. Au regard des recherches effectuées, il apparaît en fait que les conflits ont été autant présents avant la restitution à la ville de ses franchises municipales qu'après, en ce qui concerne la menace et les moyens. Querelles politiques, oppositions d'intérêts ont marqué chacune des deux périodes. C'est le citoyen qui subira finalement l'inconvénient de ces situations ; des circonstances irrémédiablement déplorables ou navrantes car il s'agissait autant là de la protection et de la garantie des biens municipaux que de la sécurité des individus. Malgré tout, les progrès, même s'ils subirent quelques retards, continuèrent de s'orchestrer de façon à aboutir, non pas à une éradication, mais à une maîtrise convenable sous le plan du péril lié à la flamme. Querelles, conflits, oppositions avec leur cortège d'entraves, ont aussi parfois freiné l'essor de la cité mais n'ont pas réussi à gêner durablement l'agglomération dans son évolution économique et urbaine.

Notes
296.

OGEREAU F. - Le développement des services municipaux (particulièrement dans les grandes villes de France au cours du XIX ème siècle), Paris, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence, 1905, 232 p. ;
pp. 133-155.

297.

Révolte des Canuts de 1831 et 1834.

298.

ADR, 1.M.87 – Modifications des limites communales : (dont parmi ces archives) – Troisième projet d'annexion à la ville de Lyon des communes de La Guillotière, Vaise et La Croix-Rousse ; 1849-1852.

299.

Idem 220.

300.

Idem 220.

301.

Dans la présentation qui est faite de la loi, quelle que soit la source consultée, il est écrit que l'Assemblée Nationale a adopté cet acte dans l'urgence.

302.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration, Paris, Dupont, 3ème éd.,
1884-1885, 2 vol. ; pp. 1515-1516.

303.

Ibidem 224.

304.

Ibidem 224.

305.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration, Paris, Dupont, 3ème éd.,
1884-1885, 2 vol. ; pp. 1515-1516.

306.

Ibidem 227.

307.

ADR, 1.M.87 : Modifications des limites communales – Création du 6ème arrondissement municipal de
Lyon – Loi du 17/07/1867 ; 1866-1868.

308.

Ibidem 227.

309.

KLEINCLAUSZ A. - Histoire de Lyon, Marseille, Laffite Reprints, réimpression, 1978, 3 vol. (tome 3 :
De 1814 à 1940, 343 p. ; pp. 219 et suiv.).

310.

Ibidem 227.

311.

Ibidem 227.

312.

Ibidem 227. Loi du 28/03/1882 qui rend au conseil municipal le droit d'élire le maire et ses adjoints.

313.

Le Progrès des 23 et 24/10/1882 revient sur ces attentats, au nombre de 2, apparemment commis pas des anarchistes. Le président Sadi CARNOT fut assassiné le 24/06/1894 par l'anarchiste CASERIO.

314.

Le mandat d'Edouard HERRIOT connaîtra un terme en 1957, hors cadre de l'actuelle étude.

315.

KLEINCLAUSZ A. - Histoire de Lyon, Marseille, Laffite Reprints, réimpression, 1978, 3 vol. (tome 3 :
De 1814 à 1940, 343 p. ; pp. 219 et suiv.).