2. LES MUTATIONS ÉCO-INDUSTRIELLES DU XIXème SIÈCLE

Sous l'influence de la révolution industrielle, économique et des bouleversements introduits par la technique, l'agglomération lyonnaise ne va pas simplement voir sa physionomie modifiée sous les seuls auspices de l'aménagement urbanistique. Au fil des années, entre 1800 et 1900, plusieurs des activités économiques qui avaient assuré jusqu'alors le développement de la cité vont s'amoindrir. Dans un même temps, d'autres vont apparaître ou se métamorphoser. A la veille de 1850, le tableau industrio-économique de Lyon et des communes qui l'entouraient correspondait à la description qui suit. D'une façon générale, partout se remarquaient sur les cours d'eau des moulins, des foulons332 et de grands artifices hydrauliques dont le mouvement et le bruit annonçaient les travaux d'une grande ville de fabrique333. En partant du Nord de la presqu'île et en se déplaçant vers le sud, c'est-à-dire vers Perrache, se confondaient les ateliers de construction et l'activité des fourneaux ; le tout, dans un bruit tumultueux de marteaux et au fonctionnement des machines à vapeur334. Sur le territoire de La Guillotière se rencontraient de multiples industries : des verreries, des fabriques de produits chimiques, de nombreuses activités liées à l'économie du textile, à l'activité du roulage, pour les plus significatives335 ; des activités à risques, fonction des produits qui étaient utilisés, des matières employées. A Vaise, prédominaient les grands chantiers de construction, l'entreposage, également plusieurs industries liées à l'univers du textile, d'imposantes fabriques, notamment dans le quartier de Serin, des moulins à vapeur336. Seule La Croix-Rousse se démarquait par des fonctions moins éparpillées et plus concentrées : principalement sur l'entreprise de la soie337. Déjà, sous cet état, se place une lecture du risque incendie ; une appréciation relativement importante que les perfectionnements ou les bouleversements en permanence introduits n'ont fait qu'accentuer malgré les règles édictées pour pallier toutes éventualités.

A partir du milieu du siècle, l'implantation industrielle va, en fait, suivre l'aménagement et l'ouverture des espaces nécessaires à la croissance de la ville. C'est donc essentiellement sur la rive gauche du Rhône que tout va se jouer, y compris le développement économique de l'agglomération. Sur cette rive, où déjà une foule de fonctions industrielles viciait l'air par des émanations dangereuses issues des tanneries, des corroieries, des teintureries ou des fabriques de produits chimiques, va se fonder ce qu'il serait convenu d'appeler une "zone industrielle", d'usines. Si au fil du temps, La Croix-Rousse a gardé sa vocation d'implantation de petits métiers et d'artisanat, tout au moins jusqu'au déclin de l'activité soyeuse, ainsi que Vaise, la plupart des fonctions économiques étant fixées depuis maintenant plusieurs années, La Guillotière connaîtra tout du déplacement d'activité. A ce titre, d'ailleurs, cette commune, bientôt cet arrondissement de la ville de Lyon, deviendra un moteur ; un catalyseur qui tirera tout ou partie de l'économie lyonnaise338. Ainsi, sur le sud-est lyonnais se fixera, avant de s'y concentrer, la plupart des industries dites lourdes. L'exemple le plus frappant demeure sans doute celui du secteur chimique et métallurgique339. En toute logique, le choix n'a pas été le fruit du hasard. Il s'est établi sur l'ouverture de cette partie de l'espace, la disposition du rail et, en s'approchant du XXème siècle, de la houille blanche. A l'échelle du détail et à partir des années 1880, il devient possible de constater l'implantation, de plus en plus fréquente, de grandes entreprises340. Ces sociétés diviseront les lieux en renvoyant l'activité textile au Nord, la chimie au Sud et la métallurgie à l'Est341. Parmi les grands noms figurent les SCHNEIDER puis des industriels locaux ; ceux qui fondèrent, à la fin des années 1800 et au début des années 1900, l'entreprise BERLIET, par exemple, firme qui allait, notamment, donner ses lettres de noblesse à l'industrie automobile.

Ces installations d'industries n'ont, bien évidemment, pas eu pour seule répercussion l'économie. Car, s'il existe un corollaire entre développement spatial et implantation d'industrie, celui-ci fonctionne aussi à l'inverse, c'est-à-dire que le positionnement sectoriel influe sur l'ouverture de nouveaux quartiers, zones de vie ouvrière. Il en a ainsi notamment été pour des quartiers lyonnais342. Selon certaines analyses, dont l'une des premières a été conduite par A. KLEINCLAUSZ, le développement économique de Lyon se serait en fait imposé par la conjugaison de trois facteurs. Certains seraient relativement récents, d'autres plus anciens. Ceux-ci auraient été : l'esprit d'initiative des milieux d'affaire, l'importance des capitaux assemblés et l'apparition de la houille blanche343. Au vu de ce qui s'est concrètement passé, il paraît fondé de donner du poids à chacun de ces éléments et de leur reconnaître des principes actifs dans le futur développement qui allait conduire l'agglomération lyonnaise après la crise de la soie. Lyon a aussi été une ville d'innovations et de formidables progrès. A précédemment été évoqué celui du secteur automobile, mais la ville de Lyon a aussi vu naître des inventions : celle du cinématographe, par exemple344 ; une innovation dont on connaît aujourd'hui la place occupée dans les sociétés modernes et que l'on doit aux frères LUMIÈRE.

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Graphique n° 2 : Evolution du nombre des incendies d'usines et d'industries ayant eu lieu dans l'agglomération lyonnaise entre 1886 et 1913

Pour beaucoup de ces entreprises, la transformation des matières premières s'appuiera sur un travail mécanique, souvent produit par des machines à vapeur, quand il ne s'agira pas d'une transformation par modelage ou façonnage par des procédés de chauffe ou de manipulation par la flamme. Sans déborder sur la partie suivante qui s'attachera à un essai de cartographie des risques incendies, il est flagrant de constater l'importance du risque industriel quant aux départs de feu, des déclarations dont se note une augmentation à partir des années 1900345. Certes, ce sont des chiffres qui demeurent modestes, par comparaison à d'autres natures de feux comme ceux d'appartement, heureusement d'ailleurs. Seulement, c'est au titre des conséquences et du montant des dégâts que l'image devient beaucoup plus forte. Les conséquences étaient multiples. Trois effets émergent plus significativement : le fort risque d'embrasement et de propagation lorsqu'un incendie se déclarait dans un secteur industriel utilisant des produits particuliers, notamment en chimie 346 ; la pollution des eaux et de l'air347 ; le chômage des ouvriers à une époque où le travail représentait un caractère essentiel de survie348. Quant au montant des dégâts, il était fréquemment imposant et souvent lourd de suites pour l'entreprise affectée349 : d'abord parce que, généralement, l'outil de production était détruit, et avec lui les matières premières et les stocks quand ils existaient ; plus globalement, l'activité se trouvait désorganisée350, ce qui rajoutait des coûts aux montants des pertes. Il est vrai que, proportionnellement à l'étendue et au nombre des industries, les déclarations de feu conservaient une importance qui peut être qualifiée de moyenne : 24 sinistres, par exemple, en 1911351. C'est un chiffre pour lequel il convient cependant d'être prudent. Il s'agit seulement, dans ce cas, des embrasements ayant donné lieu à une intervention du corps de sapeurs-pompiers. Aucune comptabilité n'était faite des incendies éteints par les compagnies de secours internes aux sociétés, déjà fréquemment organisées352, ou de ceux qui étaient éteints par la prise de précautions techniques comme une protection par l'établissement de réseaux de sprinklers. L'enjeu de la maîtrise du péril était donc essentiel, pour l'entreprise et son essor, et plus encore pour l'individu, surtout à une date où l'économie établissait quasiment toutes les bases de l'expansion et du développement. Une destruction par le feu et des dégâts plus ou moins graves avaient -et ont- toujours une incidence, soit à court, soit à long terme, dont il était nécessaire de se prémunir pour en conjurer les effets ou parvenir à les éviter.

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Document n° 6 : L'incendie de la maison Milanais - 1851

Notes
332.

Industrie du textile.

333.

Annuaire départemental administratif, historique, industriel et statistique de la ville de Lyon et des provinces, 1847, pp. 102-122.

334.

Ibidem 255.

335.

Annuaire départemental administratif, historique, industriel et statistique de la ville de Lyon et des provinces, 1847, pp. 102-122.

336.

Ibidem 257.

337.

Ibidem 257.

338.

BAYARD F. / CAYEZ P. (sous la direction de) - Histoire de Lyon (tome 2) – Du XVI ème siècle à nos jours,
Le Coteau, Horvath, 1990, 480 p. ; pp. 245 et suiv. ; pp. 263 et suiv.

339.

PELLETIER A. (sous la direction de) - Grande encyclopédie de Lyon et des communes du Rhône, Roanne, Horvath, 1981, 577 p. ; pp. 116 et suiv.

340.

KLEINCLAUSZ A. - Histoire de Lyon, Marseille, Laffite Reprints, réimpression, 1978, 3 vol. (tome 3 :
De 1814 à 1940, 343 p. ; pp. 283 et suiv.).

341.

Ibidem 261.

342.

Par exemple, le quartier Montchat.

343.

KLEINCLAUSZ A. - Histoire de Lyon, Marseille, Laffite Reprints, réimpression, 1978, 3 vol. (tome 3 :
De 1814 à 1940, 343 p. ; pp. 283 et suiv.).

344.

Ibidem 265.

345.

Voir le graphique n° 2, page I-101 : Evolution du nombre des incendies d'usines et d'industries ayant eu lieu dans l'agglomération lyonnaise sur la période 1886-1913. Le détail constitutif de ce graphique est présenté, pour chaque année, dans le tome V de l'actuelle étude.

346.

Le Progrès du 20/09/1900 revient sur l'immense incendie survenu à Vaise dans une distillerie à l'usage des droguistes et qui s'est propagé à d'autres corps de bâtiment, notamment en raison de la nature des produits.

347.

Déjà mise en avant lors des incendies et des processus d'extinction utilisés contre certains corps.

348.

Les exemples sont très nombreux à ce sujet, autant dans les années 1880 que dans les années 1900. Celui de l'incendie des ateliers de la Buire, en 1882, un des plus caractéristiques à ce titre, a d'ailleurs déjà été cité.

349.

Là aussi les exemples sont multiples.

350.

L'immense incendie qui se déclara le 17/08/1911 dans le quartier Saint-Just aux entrepôts des Omnibus et Tramways de Lyon détruisit 18 voitures motrices. En dehors du préjudice subi, la destruction de voitures de transport désorganisa l'activité de la société sur quelques-unes de ses lignes.

351.

Idem 267.

352.

Le Courrier de Lyon donne l'exemple, en 1853, dans un article paru le 23/06, de l'industriel COIGNET qui dispose de pompes et d'ouvriers formés au maniement de ces appareils pour garantir la sécurité de sa fabrique.