1. DRESSER UN ÉTAT DU RISQUE INCENDIE

Il est des embrasements qui marquent les esprits. C'est le cas de l'incendie du Bazar de la Charité, survenu à Paris, en 1897. Dans le cadre territorial lyonnais, celui dont les populations ont gardé la trace mémorielle, avant une longue lignée, se focalise sur le brasier déclaré en 1851 : l'incendie de la maison Milanais354. Ce n'est pas le premier gros brasier dévastateur connu par la cité. Simplement, c'est celui dont a été faite la première véritable relation tragique : ‘"La lueur sanglante de l'incendie embrasait le ciel en même temps qu'elle colorait au loin les eaux du Rhône. C'était un spectacle terrible."355 ; "Du rez-de-chaussée au toit, l'incendie est partout. Il ne reste plus que les murs d'où sortent des flammes puissantes ; c'est un volcan en éruption."356 ; "De mémoire d'homme, on n'a vu un incendie causer, dans des conditions pareilles, des ravages aussi grands"’ 357. Si cet embrasement a marqué la population lyonnaise, c'est à plus d'un titre. D'abord par le lieu où s'est déclaré le feu : il s'agit en fait du bâtiment de la Recette Générale ; un symbole en quelque sorte. Ensuite, par l'étendue du sinistre et le nombre des victimes, dans les rangs des soldats du feu et des civils358. Enfin, par le montant des dégâts qui fut évalué entre 2 et 4 millions car la construction abritait, en outre, des négociants en soie. Au lendemain de ce terrible incendie, des voix s'élevèrent déjà pour réclamer la constitution d'un corps de secours caserné de façon permanente : une unité qui disposerait de matériels performants capables de garantir efficacement la sécurité des biens et des personnes contre les dangers et les effets de l'incendie359 ; des réalisations souhaitées, d'ailleurs, par plusieurs des hommes qui dirigeaient, à cette époque, les compagnies de sapeurs-pompiers de Lyon, ou formées dans les communes limitrophes. Ainsi en allait-il dans ce sens dans un projet formulé, en 1851, par Ch. CREPET, commandant la compagnie de soldats du feu de La Guillotière et futur commandant du bataillon de la ville de Lyon, adressé à l'administration préfectorale360. Dans cet acte, l'homme soulignait les bienfaits qu'apporterait une structure de ce type face à un ‘"fléau dévastateur qui dans certains quartiers de cette ville (les Brotteaux) court comme une lave brûlante sans aucun obstacle que la hache de ces hommes courageux"361.’

Les risques étaient effectivement partout omniprésents : des périls qui faisaient craindre le phénomène d'enchaînement et de propagation de la conflagration, notamment quand le tissu se trouvait être fortement densifié ou qu'il se composait de constructions sensibles362. Lyon a, à ce titre, manifesté de nombreuses appréhensions, fonction du caractère de certains édifices. Sous l'angle des bâtiments industriels, c'est la classification des établissements selon la représentation des dangers qui a apporté le plus de réponses à la menace, même si la confusion persistait entre habitat urbain et secteurs d'activité à risques363. Le Courrier de Lyon du 14 mai 1875 revenait, par exemple, sur les nombreux incendies qui continuaient de se déclarer dans les abondantes scieries et chantiers de bois des 3ème et 6ème arrondissements et s'il ne convenait pas d'obliger les propriétaires de ces établissements à transférer leur industrie en dehors de ces quartiers ou bien de les isoler des maisons d'habitation. Car, tous les industriels n'étaient pas aussi prévenants que les sieurs COIGNET ou GILLET364. Les dangers, fonction des développements d'industries particulières, ne se limitaient pas à la simple confusion des activités dans le tissu urbain. Ils provenaient autant des matières utilisées que des sources d'énergie employées ou des modes de transformation des produits. L'usage, de plus en plus fréquent, de liquides inflammables rentrait dans l'échelle grandissante des périls ; ce qui, en certains lieux de la ville, laissait planer une menace manifeste. L'importante implantation des droguistes, Rue Lanterne, en était une illustration365. Avec la révolution industrielle, c'est aussi l'emploi de la machine à vapeur qui s'était, petit à petit, développé pour finir par se généraliser et être couramment utilisé dans tous les secteurs d'activité, de la filature des cotons au travail métallurgique. Produire de la vapeur demandait un échauffement que seule une source calorique pouvait produire, une source qui demeurait le feu ou la flamme ; d'où des dangers qui se doublaient d'un autre péril, celui d'explosion. Or, comme cela a été démontré dans l'aperçu donné du développement éco-industriel de la cité lyonnaise, de plus en plus abondantes allaient être les industries qui, pour leur production, nécessitaient ce type d'appareillages. Enfin, si l'eau représentait un élément salvateur dans la lutte contre les flammes, elle a été, à Lyon, un élément industriel indispensable et pour lequel, de manière à en disposer aisément, les manufacturiers choisirent une implantation de proximité ; surtout en ce qui concerne le secteur du textile. Les cours d'eau lyonnais étaient ainsi couverts de fabriques implantées sur des bateaux ; ce qui faisait courir quelques dangers lorsqu'un départ de feu s'y manifestait366.

Il s'agit, ici, d'un tour d'horizon qui permet de percevoir le risque d'incendie à l'échelle de l'agglomération lyonnaise, sur la seconde partie du XIXème siècle, et pour le secteur industriel. Sous d'autres angles, la menace était d'une intensité similaire. Les bâtiments publics étaient ainsi, eux aussi, fortement menacés. Toutefois, le risque se fondait différemment. Il était généralement celui de voir détruits un patrimoine local ou des documents administratifs fondamentaux. Parmi ces constructions, se citent les théâtres, sources d'études par excellence des périls et des destructions par le feu et dont la ville de Lyon détient plusieurs cas. Ceux-ci, s'ils sont peu intéressants dans le cadre d'une étude globale, le sont dans l'histoire de la ville et de son service de secours, notamment lors du second incendie du Théâtre des Célestins qui surviendra en 1880367. D'une façon plus globale, et au titre des édifices publics, l'Hôtel de Ville était le plus caractéristique, celui qui eut le plus couramment à subir les assauts de la flamme, y compris à Lyon ; une construction à laquelle avait d'ailleurs été associé, au lendemain de l'incendie de la maison Milanais, un poste permanent de secours. Cette garde, par sa situation géographique centrale et son positionnement, permettait autant une intervention rapide sur tous les points de la presqu'île, espace fortement exposé jusqu'à la fin des années 1870, que dans les limites du monument en lui-même. Entraient encore parmi ces types de bâtiments exposés ceux qui caractérisaient l'activité publique, la fonction commerciale, d'échange, les gares ou les entrepôts généraux.

A l'évocation des constructions, la dérive se fait d'elle-même vers l'habitat : un espace qui subira une évolution à peine perceptible au fil des années dans l'amélioration des conditions de logements. Seulement, si le feu détruisait régulièrement le lieu de vie, il offrait la possibilité d'édifier un nouveau bâtiment, de faire disparaître des logements peu salubres. Dans certains des quartiers de la ville où s'entassait la population, dans des bouges, logements étroits, misérables et malpropres, il était dit, au lendemain d'une destruction par le feu, que c'était devenu "un terrain purifié", "une lèpre de moins"368. Les habitations lyonnaises portèrent des risques, pas simplement au titre de l'entassement des populations369, mais aussi dans la manière dont celles-ci étaient construites ; bien qu'au fil des progrès réalisés dans l'art de bâtir, plusieurs techniques ou certains matériaux soient de moins en moins utilisés. Ainsi, au fur et à mesure du développement des 3ème et 6ème arrondissements, les constructions en bois tendaient-elles à disparaître370. Parmi les particularités des habitations, d'ailleurs maintes fois citées par les auteurs d'études urbaines locales, paraît la hauteur des maisons371. Plus on se déplace vers le XXème siècle et plus les constructions gagnèrent en élévation. Au danger de la propagation du feu par convection s'ajoutait alors la difficulté de l'attaque des foyers déclarés en étages ; ceci, sous le double rapport de l'accès, difficile sans échelles ariennes qui n'atteignaient généralement pas ces hauteurs, et de la perte de pression lors d'un travail à la lance. Entrait aussi dans cette perspective de la menace de destruction par le feu, l'association qui était faite entre cadre de vie et espace de travail : en 1891, sur 141.818 logements recensés, 43.296 servaient, par la même occasion, de magasins ou d'ateliers372. Il est vrai que nous sommes encore loin des critères sociaux de distinction des étapes de la vie. Cependant, c'était là un effet éventuel au nombre des départs de feu dans les appartements ou à la multiplication des périls. Malgré que soit encore possible d'étayer l'état des risques, il convient, enfin, de noter que plusieurs périls sont apparus de conditions ou de contextes particuliers ; par exemple, au moment du conflit qui opposa la France à la Prusse entre 1870 et 1871373, période où le feu faisait encore de nombreux ravages sans qu'il soit toujours possible de lui opposer une résistance salutaire : ‘"Il n'y a pas de villes en France, et la statistique est là pour le démontrer, où le feu ne fasse autant de ravages qu'à Lyon à cause de ses nombreuses usines et de ses maisons où une nombreuse population ouvrière est souvent accumulée dans les combles"’ 374 ; ceci, malgré les efforts répétés pour garantir et protéger les populations et les biens sous différentes formes, y compris en déterminant et cartographiant les risques.

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Graphique n°3 : Evolution en nombre de la composition architecturale et en étages des maisons lyonnaises entre 1881 et 1896

Notes
354.

On trouve également Millanais ou Nivière. Voir le document n° 6 : L'incendie de la maison Milanais - 1851. Fonds ancien de la BML – Estampe Coste n° 736, tirée du journal L'Illustration du 12/04/1851 ; incendie de la maison Milanais, à Lyon, le 31/03/1851, d'après un croquis réalisé par Mr CHIAPORI.

355.

Le Salut Public du 01/04/1851.

356.

Idem 277.

357.

Le Salut Public du 02/04/1851.

358.

Les recoupements, sous le point de vue des décès, sont difficiles à opérer. A priori, 2 sapeurs sont morts sur les lieux de l'intervention et 1 homme aurait succombé, plus tard, à des blessures reçues dans son combat contre le feu ; 2 civils auraient péri dans les flammes alors que de nombreux autres auraient reçu des blessures plus ou moins graves.

359.

Idem 279 ; Le Courrier de Lyon du 10/04/1851.

360.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Projet d'organisation générale des corps de sapeurs-pompiers des villes de Lyon, La Guillotière,
La Croix-Rousse et Vaise – 1851.

361.

Idem 282.

362.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité : - Bouches d'incendie ; 1859-1898. Est présenté, dans cette liasse, de documents un plan d'une partie du quartier de Vaise qui donne une illustration à l'enchevêtrement des activités et aux risques qui en découlaient.

363.

Le Progrès du 17/06/1904 relate un incendie survenu Grande Rue de la Guillotière, qui a produit
100.000 francs de dégâts. Cet embrasement aurait pu engendrer des conséquences graves au vu de l'agglomérat de maisons ouvrières et de bâtiments industriels entassés dans cette partie de la ville.

364.

Le Courrier de Lyon du 23/06/1853 revient sur l'organisation privée d'une unité d'intervention contre le feu de
Mr COIGNET et, Le Salut Public du 01/07/1869, sur celle de Mr GILLET. Ce ne sont que deux exemples d'industriels pris parmi d'autres.

365.

AML, 1270 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Incendies : - Rapports ; 1852-1879. Dans un rapport daté du 29/03/1856, le commandant du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon fait part de ses craintes de voir le feu faire de très gros ravages en ces lieux de concentration des dangers.

366.

Le Salut Public du 17/12/1856 insiste sur certains des dangers comme la rupture d'amarres en cas d'incendie et de propagation du feu. Dans ses colonnes, Le Progrès du 05/03/1886 évoque l'incendie des établissements de bains MAYER installés sur un bateau, Quai du Rhône, entre les ponts Morand et du Collège. La crainte la plus importante dans cet embrasement fut celle de voir les amarres se rompre et le bateau, en dérivant, incendier le tablier des ponts.

367.

Il sera livré une analyse de ce sinistre plus en avant de ce volume.

368.

Commentaire tiré d'un article publié dans Le Salut Public du 10/12/1859 au lendemain d'un incendie survenu dans un vaste bâtiment construit de briques et de bois du quartier de la Guillotière.

369.

Un article publié dans Le Salut Public du 23/06/1867 à la suite d'un feu déclaré dans une maison à l'angle de la Rue Bourbon et de la Rue Sala recense 16 ménages pour le 5ème étage de l'édifice. D'autres évoquent le danger des mansardes occupées en garnis.

370.

BAYARD F. / CAYEZ P. (sous la direction de) - Histoire de Lyon (tome 2) – Du XVI ème siècle à nos jours,
Le Coteau, Horvath, 1990, 480 p. ; pp. 321 et suiv.

371.

Voir le graphique n° 3 : Evolution en nombre de la composition architecturale et en étages des maisons lyonnaises entre 1881 et 1896. Les données présentées sont issues des Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon dont le détail figure, aux années précitées, dans le tome V de l'actuelle recherche.

372.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1892, 749 p.
Etat de la ville de Lyon.

373.

Le Salut Public du 09/12/1871 s'inquiète de la présence, dans les murs de la ville, de fabriques de poudre et de munitions.

374.

Le Courrier de Lyon du 04/02/1871. Cet article se place dans le contexte d'une attaque personnelle contre le commandant du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon. Il n'en demeure pas moins que l'argument du nombre, de la fréquence et de la gravité des départs de feu, est tout à fait fondé à la lumière des éléments présentés.