2. UN ESSAI DE CARTOGRAHIE DU RISQUE INCENDIE

Avec l'établissement partiel de l'état des menaces et des périls liés à la flamme et par association avec l'implantation des industries à risques, il devient possible de cartographier les dangers, non pas forcément sous l'analyse des départs de feu, mais sous la localisation des fabriques ou des établissements classés. Le classement des dits établissements remonte à un décret du 15 octobre 1810375. Cet acte disposait des industries insalubres, dangereuses ou incommodes, selon trois principales classes. Ces catégories déclinaient en fait graduellement les dangers. Ce fut surtout un décret qui ne cessera d'être remanié au fil des développements et des perfectionnements pour aboutir à un nouveau décret, celui du 31 décembre 1866376. Ce document portait un nouveau règlement relatif à tout ce qui concernait, de près ou de loin, les établissements visés. Cet acte subira, lui-même, plusieurs modifications377. Selon ce décret, étaient classés au titre du danger d'incendie, dans la 1ère classe, 40 types de fabriques ou d'industries, 24 dans la 2ème classe, et 21 dans la 3ème 378. Entraient, par exemple, dans la 1ère classe, sous ce danger, la fabrication d'acide stéarique379, la fabrication d'allumettes, la fabrication d'amorces fulminantes, la fabrication des pièces d'artifices, différents procédés industriels du secteur textile, les manufactures utilisant des hydrocarbures dans la transformation des matières et plusieurs autres encore. Or, ces activités étaient présentes en nombre dans l'agglomération lyonnaise du fait de l'importance du textile, puis de secteurs comme la chimie. D'un point de vue plus global et sous d'autres signes que la menace de la flamme, 298 établissements se retrouvaient répertoriés dans le décret de 1866 : 91 en 1ère classe, 90 en 2ème classe et 117 en 3ème classe380. A cette classification correspondaient, bien évidemment, des critères d'appréciation, mais surtout des principes de qualification du danger qui ont permis d'établir toute une chaîne d'autorisations à produire et de mesures à prendre dans un unique but : écarter au maximum les risques, ceci, quelles que soient leurs natures381. C'est dans ces mesures à prendre ou à respecter que trouvaient d'ailleurs place les enquêtes de commodo-incommodo. Ainsi, certaines industries furent-elles renvoyées à la périphérie des villes ; ce qui permit, un temps, d'écarter les menaces ; un temps relativement court car, sous la pression démographique, ces implantations ne tardèrent pas d'être rejointes par l'extension à ces zones, à l'origine éloignées, d'immeubles de logements.

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Carte n° 2 : Localisation dans l'agglomération lyonnaise des établissements

Selon une carte dressée en 1887 et localisant les établissements insalubres, dangereux ou incommodes, la concentration des industries classées en 1ère et en 2ème classes dans les 3ème, 5ème et 6ème arrondissements de la ville de Lyon, est flagrante382 ; ce qui ne signifie par pour autant que les départs de feu y ont été plus nombreux que dans d'autres quartiers de la cité lyonnaise ; à une nuance près pourtant, celle qui affectera le 3ème arrondissement où les déclarations de sinistres y étaient courantes383. C'est sous le détail des pertes estimées fonction du montant total tous arrondissements confondus que se mesure le plus l'ampleur d'un départ de feu dans les quartiers dits industrieux ; des espaces où les conséquences néfastes ne se révélaient pas uniquement au possesseur de l'outil de production mais aussi à l'ouvrier ; 3ème et 5ème arrondissements occupaient alors fréquemment le devant de la scène du point de vue d'un pourcentage relativement important fonction des pertes384. Un feu non maîtrisé dans une fabrique, quelle que soit son activité, et c'est une évidence, était plus lourd d'effets, financiers et économiques, que l'anéantissement d'un atelier d'artisanat. Surtout, et dans tous les cas, les données étaient basées sur une intervention des services de secours, ce qui signifie, sous un angle particulier, une inexactitude à la baisse de la comptabilité. Sont, en effet, omis les feux éteints par le personnel de la fabrique ou par le déclenchement de mesures préventives. Il est établi que la diffusion des appareils de secours à destination des particuliers a été plus lente que celle visant la protection des activités économiques. En conséquence de quoi, les incendies de logement ont mis plus de temps à se réduire, en nombre, que les feux d'usines. Seulement, une sous-déclaration persistait pour ces derniers sous le régime de l'intervention ; un état que seule une étude des déclarations d'assurance pourrait rectifier. De plus, les arrondissements antérieurement mis en avant par une localisation importante d'établissements classés bénéficieront de mesures plus "adaptées". Le réseau d'eau s'y développera plus rapidement qu'en d'autres parties de la cité lyonnaise. Cela a été le cas pour le réseau de bouches d'incendie, seul capable d'alimenter l'un des agrès les plus utiles dans la lutte contre les feux importants, à savoir la pompe à vapeur. Selon l'état dressé en 1881 par le rapporteur de la commission de réorganisation du bataillon des sapeurs-pompiers de Lyon, 25 prises d'eau de ce type existaient, à cette date, dans le 3ème arrondissement, 7 dans le 5ème et 13 dans le 6ème alors que, dans le même temps, le 1er arrondissement n'en comptait que 2, le 2ème, 4, et le 4ème, 2385. Toutefois, ces chiffres demeuraient finalement modestes compte tenu des dangers ; un état contre lequel le rapporteur THIERS s'emportait d'ailleurs, lui qui souhaitait un développement rapide du réseau sur toute la surface administrative de la ville. Il en allait de même dans l'implantation des postes et des dépôts de matériel ; une localisation que l'étendue de certains quartiers ne peut seule expliquer et qui induirait un positionnement de ces locaux de manière réfléchie et non aléatoire.

Le risque ne peut donc pas uniquement se cartographier au titre d'établissements dangereux, insalubres ou incommodes. C'était ici un modèle. Plusieurs autres critères entrent dans l'évaluation : les modes de vie quotidienne, les pratiques habituelles, la configuration des lieux, les techniques d'édification, les matériaux de construction en sont, par exemple, d'autres ; des signes qui ont été auparavant et pour plusieurs soulevés, qui le seront pour d'autres. La ville de Lyon disposait de ces fondements propres à influencer l'apparition du péril, l'enchaînement de la menace, par l'orientation industrio-économique qui la caractérisait, certainement, mais également dans des paramètres très simples qui sont ou ont été le positionnement spatial ou l'armature de la cité. L'agglomération lyonnaise s'est édifiée entre presqu'île et collines ; ce qui suppose des quartiers en pentes. Les sinistres qui s'y déclaraient étaient redoutés à plusieurs titres : celui de l'acheminement des secours et celui de la disposition de cet élément primordial qu'est l'eau. Chacun requérait des solutions adaptées : un matériel qui se devait d'être allégé dans un cas ; dans l'autre, une alimentation en relais ou par l'ouverture des prises d'eau situées en amont et la constitution de barrages. La confusion des activités et l'enchevêtrement des constructions plaçaient d'autres risques. Car, malheureusement, si les remarques qui touchaient à la sécurité se faisaient multiples, les moyens de garantir la sûreté persistaient généralement comme inadaptés ou manquants. La réglementation, malgré le bien-fondé qui la régissait, pêchait parfois par la déficience de son application386.

L'idée a été soulevée de l'importance réalisée dans l'évolution des systèmes techniques, notamment de ceux qui étaient capables de parvenir à une extinction automatique dès le commencement d'un incendie. Malgré l'augmentation, toute relative à partir des années 1900, du nombre de sinistres qui se déclarèrent dans des usines de la cité lyonnaise et au vu de la performance des équipements, il ne fait que peu de doutes de l'empressement, nonobstant la dépense, avec lequel les industriels s'équipèrent, surtout sous l'influence des compagnies d'assurance qui avaient pleinement réalisé l'enjeu ; y compris chez les manufacturiers lyonnais, car l'accès à la maîtrise du feu ne procède pas uniquement de la capacité à mobiliser rapidement une unité d'intervention formée à l'extinction du feu. Cette maîtrise procède également de l'aptitude à prévenir les risques et de la disposition de moyens indispensables à la préservation d'un ou plusieurs biens. L'examen de la situation géographique d'établissements porteurs de périls ne donne donc qu'une réponse partielle à l'analyse du phénomène de déclaration de feu. L'interprétation ne peut se départir de l'association nécessaire à d'autres paramètres sans revenir sur ceux précédemment évoqués : la concentration des populations, le degré d'équipement en réseaux, l'accessibilité aux structures de secours et l'éventuel interventionnisme des autorités en matière de législation, spécialement préventive.

Au regard de tous les points antérieurement soulevés, l'incendie apparaît donc bien comme un danger permanent ; un péril dont la persistance peut se lire au début du siècle autant dans les connaissances encore superficielles de l'élément et de ses propriétés que dans les représentations sociales qu'il continuait de véhiculer en certaines occasions. Mais plus le XIXème siècle s'est avancé et plus les progrès ont été significatifs dans la maîtrise de ses conséquences. Plusieurs bouleversements ont conduit une évolution du phénomène. Certes, tout comme au Moyen Age, des destructions d'envergures ont persisté. Pourtant, si les dégâts étaient notables, les déprédations se faisaient moins flagrantes sous cette caractéristique.

L'embrasement, dans ses effets, avait subi un déplacement. Comme le souligne Jocelyne DUBOIS-MAURY dans la transcription de ses réflexions, il tendait à devenir déterminé et ponctuel387 ; ce que confirme, pour partie et sous un certain angle, l'évaluation du phénomène sur la seconde moitié du XIXème siècle en prenant l'exemple de l'agglomération lyonnaise ; une orientation à laquelle participeront, d'autre part, de façon éminemment active les concepts, sociaux, urbains et techniques, de prévision et de prévention, de même que l'institution et l'uniformisation des services d'incendie.

Notes
375.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration, Paris, Dupont, 3ème éd.,
1884-1885, 2 vol. ; pp. 1085 et suiv. Etablissements dangereux.

376.

Bulletin des lois – 1866 ; Bull. n° 1459, tome XXIX, pp. 56-67.

377.

Par exemple le 31/01/1872, le 07/05/1878, le 22/04/1879, le 26/02/1881, le 05/05/1888, le 15/03/1890,
le 26/01/1892, le 13/04/1894, le 06/07/1896, le 24/06/1897, le 29/07/1898, le 19/07/1899, le 18/09/1899,
le 22/12/1900, le 25/12/1901, le 27/11/1903, le 19/06/1909 et le 22/07/1911.

378.

Ibidem 298.

379.

Acide contenu dans les graisses animales et qui servait à fabriquer des bougies.

380.

Ibidem 298.

381.

Le bruit, les odeurs, la pollution, les émanations nuisibles, les dangers d'explosion, ...

382.

Voir la carte n° 2, page I-107 : Localisation dans l'agglomération lyonnaise des établissements insalubres, dangereux et incommodes de 1 ère et de 2 ème classes (1887). Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Administrative Chanoine, 1887, 552 p. ; pp. 82-83.

383.

Il sera analysé et traité postérieurement des déclarations d'incendie selon les arrondissements de la ville de Lyon. Par ailleurs, les données ou les graphiques intéressant ces thèmes sont accessibles dans le tome V de la présente étude.

384.

Une partie sera consacrée à l'analyse de l'évolution des pertes. Sans attendre, l'interprétation est possible en se reportant à la page V-266 du tome V.

385.

THIERS Ed. - La réorganisation des sapeurs-pompiers de Lyon, Lyon, Association Typographique, 1881,
118 p. ; pp. 89 et suiv.

386.

AML, 1270 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Incendies : - Rapports ; 1852-1879 / 1271 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Rapports d'incendie : Registres ; 1876-1888. Le rapport dressé le 29/05/1878 sur un incendie survenu, la veille, dans une fabrique d'artifices s'insurge contre la confusion entre habitat et production. Dans Le Petit Lyonnais du 29/05/1878, il est écrit : "On se demande pourquoi l'autorité supporte de pareilles industries, dans des quartiers aussi populeux que celui des Brotteaux." C'est là une attaque en règle contre le régime administratif approprié à la gestion de la cité mais aussi devant la représentation d'une réalité.

387.

DUBOIS-MAURY J. - La vulnérabilité de la ville à l'incendie, Annales de la Recherche Urbaine, 1988,
n° 40, pp. 65-72.