I. ÉTABLIR DES RÈGLES, FONDER DES NORMES, S'APPUYER SUR DES PROGRÈS

A. LA RÉPONSE PRÉVENTIVE

1. UNE DÉFINITION DE LA PRÉVISION, DE LA PRÉVENTION

Le sentiment de se sentir ou d'être en sécurité ne se veut pas l'unique reflet de moyens de défense mis en oeuvre pour se protéger d'une ou de plusieurs menaces. Se protéger est, avant tout, le fruit d'une observation et d'une réflexion. Ainsi sont nés les concepts de prévision et de prévention. L'incendie est un danger inhérent aux civilisations et à leur développement388. C'est un péril dont la flagrance devient fortement perceptible au fur et à mesure du temps et de l'étude. En outre, le risque de conflagration a cette propriété qu'est l'imprévisibilité ; une spontanéité, à l'image de certaines menaces, qui laisse le doute dans chacune des actions prises pour en atténuer la production. Malgré ce caractère d'impondérabilité, et par opposition à ce qui peut paraître irréalisable, la personne humaine et, à travers elle, le groupe social ont escompté très tôt se mettre à l'abri derrière des règles, des systèmes qui s'assoiront, notamment, sur la prévention. Il s'agissait d'une tâche d'autant plus ardue que l'élément auquel se liait l'idée était absent de toute rationalité. Pourtant, avant même de penser à se défendre directement de la flamme et de ses effets, c'est bien la prévention qui fut le premier outil de l'homme dans sa longue bataille contre les destructions par le feu389. Par exemple, les civilisations romaines développèrent, efficacement, certains concepts préventifs, mais seulement une petite partie de ces mesures allait franchir l'histoire de Rome.

La qualification du Moyen Age comme d'une période de "régression" avant la Renaissance ne peut, à elle seule, expliquer l'absence ou l'inefficacité des moyens d'intervention contre le péril d'incendie. C'est, présentement, une explication trop rudimentaire. Les divisons territoriales, politiques, la difficulté de partage et de communication, des représentations tenaces, sont des explications plus sérieuses ; et tout ceci, en plus d'un risque qui était partout présent et une menace qui causait des ravages manifestes et étendus. Ce ne sont d'ailleurs pas les quelques précautions prises ou les ordonnances promulguées sous les rois Francs et les dynasties suivantes390 qui ont concouru efficacement à supprimer le danger391, essentiellement à une période et dans une société qui demeuraient attachées aux fondements et à l'interprétation de plusieurs principes comme ceux posés par la religion.

Avec la Renaissance, mouvement qui a affecté toutes les antennes et les disciplines de la curiosité et de la culture humaine, le secours contre l'incendie s'est s'imprégné d'un nouvel élan. Cette lancée a conduit puis abouti, au XVIIIème siècle et surtout au XIXème siècle, au fonctionnement en parallèle des progrès du matériel, des techniques de lutte et des mesures préventives. C'est sur ces derniers siècles que sont alors définies concrètement la prévision et la prévention, à un moment où la menace et les destructions devenaient une préoccupation première dans leur récurrence. Par le degré civilisateur atteint et devant le développement économique, il se faisait, en effet, de plus en plus urgent pour l'être humain, en quête de devenir et d'avenir, de se protéger contre l'embrasement : une inquiétude face au péril que traduisaient l'évolution de l'assurance incendie, la production bibliographique et littéraire et le questionnement scientifique et technique.

A ce propos, il est significatif de s'intéresser au nombre et à l'importance des publications alors que la société s'ouvrait à la révolution industrielle puis au XIXème siècle. C'était bien là le témoignage d'une préoccupation manifeste face à la menace et, plus significativement, de l'impérieux désir qu'il y avait de lui apporter une ou des solutions ; des réponses qui se sont fixées, tantôt sur l'application de simples mesures, tantôt sur l'application de mesures particulières. Il s'agissait d'une littérature à laquelle succéderont les congrès et conférences qui commencèrent à se tenir sur la fin des années 1800. Au titre des conférences les plus révélatrices se sont placées celles de Bruxelles, en 1897, de Paris, en 1900, de Londres, en 1903, de Paris et de Milan, en 1906 et, de nouveau, Bruxelles, en 1910. Chacune d'entre elles abordait des thèmes précis. Il fut ainsi explicitement notifié, en 1897, le souhait de voir se créer une association technique permanente et internationale qui aurait pour but de favoriser les progrès à accomplir dans la prévention ou l'organisation des moyens de défense contre le feu392. Au congrès de Paris, en 1900, ce sont la fée électricité et ses éventuels risques qui interpellèrent les congressistes393 : scientifiques, hommes de loi ou sapeurs-pompiers. A Londres, en 1903, c'est à la prévention dans les constructions que la priorité fut donnée394. Quant à Paris, à Milan, en 1906, et Bruxelles, en 1910, les thèmes et travaux présentés jusqu'alors y étaient en partie repris en s'attachant, toutefois, à leur donner une lecture beaucoup plus moderne. Le nombre de ces conférences et l'analyse de leur programme renforcent la thèse d'un risque prépondérant et fort, non plus un fléau mais foncièrement un risque qui exigeait une réponse ; l'exigence d'une réaction qui se devait d'être prise au titre de la qualité des destructions et du montant des dégâts et qu'accréditait la poursuite productive d'une littérature de réflexion et technique abondante ; une oeuvre à laquelle réunions et congrès à la concertation étendue assuraient en fait une diffusion. Thomas RIBOUT, dans un ouvrage qui date de 1799, ne revenait pas uniquement, pour l'époque, sur les dangers du feu. Il insistait aussi sur l'utilité explicite qu'il y avait à légiférer promptement sur l'élément, avec un but unique qui se focalisait sur la limitation des effets, y compris dans la création de sections de secours qu'il désirait voir présentes sur tout le territoire395. A sa suite, des recueils, comme celui publié par ALDINI, vinrent apporter leurs réflexions396. Seulement, c'est bien à la charnière des années 1850 que la production s'est faite plus imposante, vraisemblablement sous une influence liée aux déprédations et aux désorganisations économiques. L'accent fut alors tantôt mis sur les services de sécurité, principalement les corps de sapeurs-pompiers, tantôt sur l'analyse du phénomène et des moyens qui permettraient de remédier à la menace. Ce fut aussi le temps des premiers ouvrages qui s'intéressèrent au droit et à la technique pour les uns, à l'histoire pour les autres. Ainsi se confondent, pêle-mêle, les livres de G. CERISE397, auteur qui revenait sur la période d'Ancien Régime, de E.M. MEUNIER398, qui proposait une étude selon les natures de feux et des réponses préventives appropriées, de F. MICHOTTE399, membre du Comité Technique du Feu, du colonel G. PARIS400, qui effectuait une comparaison entre la France et l'Amérique, ou de M. PETIT401, qui présentait un récit des incendies les plus importants depuis les premières civilisations. Encore que ce ne soit là que des ouvrages choisis et cités parmi les nombreuses sources imprimées qui furent publiées. Ces recueils donneront une assise considérable aux notions de prévention et de prévision ainsi qu'aux corps de sapeurs-pompiers402.

C'est d'ailleurs avec le XIXème siècle que se sont concrètement fondées les définitions de la prévision et de la prévention. La première étudiait les mesures à prendre de façon à détecter rapidement un incendie, à alerter les secours pour parvenir à mettre en oeuvre, rapidement et efficacement, divers moyens de défense contre le feu403. Quant à la seconde, elle établissait l'ensemble des mesures adaptées et propres à éviter la naissance d'un incendie, c'est-à-dire à examiner chacune des manières dont un embrasement pouvait naître et se développer pour, à partir de là, définir toutes les mesures préventives qui s'imposaient404. La prévision et la prévention procédaient en fait d'un raisonnement déductif et d'une observation de la fréquence, de la localisation des déclarations de feux. De manière très schématique, législation et mesures furent alors le propre de la prévention tandis que technique et progrès étaient le propre de la prévision. Pour l'une, il convenait donc de rechercher les causes du feu, de sa propagation ; d'où l'intérêt des rapports d'incendie qui ne trouvaient pas là leur seule justification mais qui donnaient une information capitale même si, jusqu'au début du XXème siècle, il demeurait difficile, voire impossible, d'établir pour beaucoup de foyers la cause. Dans cette perspective se justifiait également la visite des autorités sur le théâtre de l'incident ou de l'accident, selon la gravité, déplacement qui, comme les rapports de feux, ne trouvait pas là sa seule justification mais qui permettait de se rendre compte rapidement des insuffisances et d'en retirer les enseignements405 ; ce qui influait donc sur la proposition de nouvelles règles de sécurité ou des modifications à introduire. L'événement en lui-même, le plus souvent en fonction de sa portée, fut, enfin, pareillement le germe de mesures de prévention ou de prévision, bien que, dans de nombreux cas, à la rapidité des volontés se supplée la lenteur de l'administration. Quant à cet autre paramètre que forme la prévision, la technique était capitale et, avec elle, tous les moyens qui iront des révélateurs de départs de feux aux réseaux de sprinklers406. Il s'agissait en fait d'innovations qui étaient purement issues des travaux de réflexion conduits dès le milieu du XIXème siècle.

Parvenir à maîtriser le feu par l'établissement d'une législation appropriée, voire, le cas échéant, par l'institution d'une unité d'intervention, était un principe posé, de manière officielle, par la Révolution ; ceci, dans la loi de 1790 qui imposait aux maires le soin de prévenir par des précautions convenables les fléaux et calamités qui pouvaient affecter les populations407. Sous une approche généraliste de ces différents concepts que sont la prévision, la prévention, la protection et la défense, se souligne en fait la complémentarité entre mesures générales et particulières, entre progrès techniques et art de bâtir, entre précautions à destination des particuliers et dispositions assignées à garantir la protection des biens publics, et, à l'autre bout de la chaîne, système volontaire ou professionnel de lutte. De toute évidence, "l'in-dissociabilité" entre toutes ces notions est désormais manifeste. Simplement, au titre de la prévention, tout ceci ne s'est pas arrêté aux seules mesures législatives. C'est allé beaucoup plus loin pour revêtir un caractère prépondérant jusque dans les biens d'équipement comme la disposition de l'eau. Lorsque, entre le début des années 1800 et le début des années 1900, l'embrasement changea de nature pour de dévastateur devenir ponctuel, c'était le résultat d'un siècle d'efforts, d'un travail de tous les instants qui fut mené dans la gestion des risques, voire du risque ; car les risques naturels étaient dès lors connus, le risque épidémique disparaissait et les risques techniques n'apparaîtront que sur la fin du siècle. La menace qui persistait était bien celle de l'incendie avec une évolution dans la déclaration et ses effets, notoirement à la conjugaison des principes énoncés, et dont la description ne donnera que la confirmation.

Notes
388.

BELTRAMELLI. R. / FAURE A. - Le feu, Paris, Presses Universitaires de France, 2ème éd., 1969, 128 p. ;
p. 24.

389.

Si l'Empereur romain AUGUSTE est reconnu comme l'instigateur de la création des premières brigades de lutte contre l'incendie, les civilisations anciennes avaient déjà observé plusieurs des phénomènes particuliers et appropriés à la limitation des enchaînements d'une déclaration de feu et les dommages qui s'en suivaient. De ces constatations et de l'application de simples mesures est issue la préservation de certaines des villes de l'Antiquité bien que le danger et les départs d'incendie y aient pourtant été importants. Plusieurs bases de cette prévention ont été reprises par les magistrats romains de manière à garantir leurs cités sans, toutefois, que ces décisions franchissent pleinement cette période historique pour s'étendre à l'ère moyenâgeuse.

390.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration, Paris, Dupont, 3ème éd., 1884-1885, 2 vol. / RIVIERE M. - Pandectes françaises - Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Marescq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. Une énumération des mesures est exposée dans ces deux ouvrages sous la référence et la définition de l'incendie ainsi que sous la présentation des corps de sécurité.

391.

BELTRAMELLI R. - Traité de prévention, Paris, France-Sélection, 1974, 1478 p. ; p. I.6. Parmi les mesures les plus significatives se notent celles qui concernaient le couvre-feu ou l'obligation faite de plusieurs dispositions particulières : tenir, par exemple, un seau plein d'eau -instrument qui restera pendant très longtemps l'unique outil de la lutte contre les flammes- toujours prêt au cas où un incendie viendrait à se déclarer.

392.

AML, 1270 WP 009 – Sapeurs-pompiers : Représentation du bataillon : - Missions du commandant : Congrès, commissions d'experts, (...) ; 1892-1939. Congrès de Bruxelles – 1897.

393.

Fédération Nationale des Sapeurs-Pompiers Français. - Congrès international des sapeurs-pompiers (12/08/1900) - Compte-rendu, Versailles, Imp. Pavillet, 1900, 80 p. C'était là un des cinq sujets de réflexions proposés à cette occasion.

394.

Ibidem 5. Au programme, dans la section 1, la construction et l'aménagement des bâtiments ; dans la section 2, les installations électriques, les mesures de sauvegarde et de protection ; dans la section 3, législation et administration ; et dans la section 6, la résistance et l'essai des matériaux de construction.

395.

RIBOUT Th. - Corps législatif - Commission du conseil des Cinq Cents – Vues et projets de résolutions présentés par Thomas Ribout sur les moyens de rendre les incendies plus rares et moins funestes, Paris, Imprimerie Nationale, 1799, 134 p. ; pp. 48 et suiv.

396.

ALDINI J. - Art de se préserver de la flamme, Paris, Huzard, 1830, 170 p.

397.

CERISE G. - Etudes sur l'ancienne France : la lutte contre l'incendie avant 1789, Paris, L. WARNIER,
2ème éd., 1893, 64 p.

398.

MEUNIER E.M. - Traité des causes des incendies dans les villes, les villages, les maisons particulières, (...) - Guide pratique pour l'emploi des moyens préventifs contre l'incendie, Lille, L. Danel, 2ème éd., 1880, 636 p.

399.

MICHOTTE F. - La science du feu - Etude théorique et pratique de l'incendie, Paris, Vve C. Dunod, 1905,
VI-563 p.

400.

PARIS G. - Le feu à Paris et en Amérique, Paris, Germer-Baillière, 1881, VIII-219 p.

401.

PETIT M. - Les grands incendies, Paris, Hachette et Cie, 1882, 302 p.

402.

L'ensemble de ces sources imprimées est présenté dans le tome IV sous la partie Sources Imprimées et le titre Incendies, organisation des secours, organisations de secours.

403.

GRAPIN P. - Les incendies, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 128 p. ; pp. 93 et suiv.

404.

Ibidem 16.

405.

Dans son ouvrage Le régiment des sapeurs-pompiers de Paris (Paris, Moutonnet, 1893, 36 p.),
F. BOURNAND propose le croquis d'une visite des représentants administratifs de la ville de Paris sur les lieux d'un incendie.

406.

Exemples de présentation et de description d'appareils techniques : LEBLAN J. - Appareil avertisseur des commencements d'incendie, Lille, Imp. de L. Danel, 1877, 16 p. ; PIERON X. - Note explicative sur l'extincteur thermo-automatique "le Grinnell", Lille, Imp. de L. Danel, 1884, 11 p.

407.

ALLEMANDOU P. / FUSSILIER R. - Traité sur l'organisation des corps de sapeurs-pompiers communaux, Paris, SERPIC/France-Sélection, 1968, XL-475 p. ; pp. 15 et suiv.