II. LA SCÈNE TRAGIQUE

A. LES FLAMMES DE L'ENFER

1. LA SÉCURITÉ DES BÂTIMENTS ET ÉDIFICES RECEVANT DU PUBLIC

S'il était de la fréquence des incendies comme de l'évidence avec, de plus, une forte propension à la sous-estimation des déclarations et des extinctions, il était des lieux où un déclenchement de feu avait des répercussions dramatiques. Par essence, ces espaces ont été définis comme recevant du public. Seulement, la distinction de propriété ne fondait aucun caractère de sécurité. Que le lieu soit privé, un grand magasin, comme ceux qui se sont développés sur la seconde moitié du XIXème siècle, ou qu'il soit public, une salle de spectacles, le critère était identique sous celui du danger pour la personne humaine. Ces deux exemples sont en fait pris parmi plusieurs autres. Ils sont plus communément significatifs des conséquences pour la foule. Dans l'un ou dans l'autre cas, les illustrations aux faits ne vont pas manquer : l'incendie du Bazar de la Charité, survenu en 1897, pour ce qui est de l'espace pouvant, éventuellement, être qualifié de commercial515 ; l'embrasement de l'Opéra Comique de Paris, survenu, lui, en 1887, pour ce qui est de la salle de représentations516. Dans chacune de ces deux circonstances, l'être humain paya un lourd tribut au dieu déchaîné. Selon les estimations, il y eut ainsi de 115 à 117 victimes sur le premier accident et de 70 à 80 décès sur le second événement ; ce qui demeure relativement important et exemplaire dans les effets négatifs et tragiques d'un incendie. D'ailleurs, dans le cas des salles de spectacles, plus généralement les théâtres, ce sera un état symptomatique. Ces édifices ont été des proies sans cesse renouvelées aux destructions et la ville de Lyon en portera, elle aussi, la trace. Heureusement, elle n'aura pas à déplorer de drames humains, sous-entendu, ici, civilement.

Si la sécurité des lieux marchands de la catégorie des magasins, qui proposaient fréquemment, sur une surface étendue, un substantiel achalandage, dépendait autant des articles de loi, de la législation ou de l'organisation de l'établissement, seule s'établissait la responsabilité du propriétaire. Dans la situation de l'édifice public, la responsabilité engagée se trouvait être celle de l'autorité administrative, municipale ou d'Etat. Devenait alors justifié l'intérêt porté au titre de la sûreté et que pouvait présenter la garantie de ces espaces. D'autres notions entraient en ligne de compte au titre de la propriété publique comme l'idée du patrimoine collectif. Le terme patrimoine n'a de fait rien de trop appuyé puisqu'il arrivait souvent que la construction en question ait une valeur sociale symbolique, historique ou économique517. De ces fondements a découlé toute une série de mesures et de prescriptions qui devaient concourir à la préservation de ces espaces. L'arrêté consulaire du 17 messidor an IX en traçait déjà la voie518. Dans cet acte, signé de BONAPARTE, alors 1er consul, qui précisait l'organisation du corps des gardes-pompes de Paris, étaient admis l'étude et l'établissement de plans pour tous les édifices publics sans admettre d'exceptions. Ces modèles de prévision, selon la configuration des lieux, devaient permettre une intervention efficace. Si l'attention était louable, la mise en place, l'application et le respect de ces principes n'ont pourtant pas imprimé la limitation du péril.

Cette préoccupation de la maîtrise du danger dans un espace public a persisté sur tout le XIXème siècle. Les pouvoirs publics y ont exercé de façon permanente leur ascendant. D'un point de vue national, l'interpellation se remarque dans la création de commissions chargées de conduire la réflexion519. A l'échelle locale, la détermination s'axait plus sur des procédés comme l'inspection des constructions publiques et communales520. Depuis la fin du XVIIIème siècle et le début des années 1800, il était courant de protéger les édifices contre une source de départ de feu, celle liée à la foudre, une origine qui causait en fait de fréquents ravages. Par l'installation de paratonnerres, la cause naturelle était supprimée521. Seulement, demeuraient toutes celles qui s'établissaient sur l'imprudence, l'inattention ou la négligence. Dès lors s'interprète l'intérêt manifesté dans la création des corps de sapeurs-pompiers. Lorsque l'incendie dévastait un appartement, une industrie, il touchait la fortune privée. Dans le cadre précis d'une déprédation de biens collectifs, c'était les deniers publics qu'il affectait, la richesse communale, indirectement de manière numéraire. Une destruction de cette espèce touchait également les populations, principalement sous l'attachement au symbole social ; ce qu'expliquerait, sous un angle particulier, le "pèlerinage" d'individus sur le théâtre de certains incendies, pas seulement au titre du voyeurisme mais sous celui de l'émotion522. Dans tous les cas, sous cette perspective, se lisent toutes les mesures qui ont vu le jour pour la garantie de ces espaces. La visite des autorités sur le lieu d'un embrasement s'est ainsi targuée d'une dimension notoire tout comme s'est confortée l'importance que manifestaient les instances d'une municipalité dans la création de commissions chargées d'étudier les derniers perfectionnements de la science523.

Ces progrès ont permis d'équiper de façon sécuritaire quelques-uns des principaux monuments et bâtiments de la ville de Lyon. Ainsi, après avoir vu fonctionner la pompe ZAPFLE dans une expérience publique, en 1880, le commandant des pompiers, lucide sur le temps d'intervention de ses hommes, encouragea-t-il l'administration en charge de la municipalité dans l'achat de ce matériel524. Il représentait un instrument de protection que l'officier désirait voir prendre place parmi les pièces de l'Hôtel de Ville ou le Palais des Arts, par exemple, constructions où s'exerçait, de toutes les façons, une surveillance continuelle mais qui ne supprimait pas le péril même dans la disposition d'une garde525. Dans la position dressée des postes et dépôts de matériels d'incendie, par exemple pour l'année 1875, apparaissaient des lieux très caractéristiques sous l'angle de la menace à l'édifice526. Hors le Grand-Théâtre où une présence était obligatoire en fonction de la destination du lieu, se confondaient des postes de nuit et des dépôts d'agrès dans des locaux qui comportaient des risques527 ; ceci, y compris dans des locaux administratifs comme la mairie, la préfecture ou des bâtiments à vocation charitable comme les hôpitaux528. Le poste de l'Hôtel de Ville, s'il était établi dans les murs de cet établissement du fait de sa position communale centrale, l'a aussi été pour préserver le fonctionnement des services municipaux. D'ailleurs, plus qu'un simple poste, c'était une garde permanente, jour et nuit, depuis le terrible incendie de la maison Milanais529. La garantie ne se déterminait pas uniquement sur la surveillance mais, au fur et à mesure que la ville se structurait, elle s'appuyait également sur ses réseaux. La préservation d'un bâtiment dépendait, pour partie, de la facilité qu'il y avait à disposer d'un élément essentiel : l'eau. Ainsi, les constructions publiques ont-elles bénéficié d'adductions créant des bouches d'incendie dans leur circonscription lorsque le réseau qui existait le permettait530. Lorsqu'il s'avérait impossible de parvenir techniquement à des pressions suffisantes pour alimenter les pompes, c'était alors des réservoirs d'eau qui étaient installés sur les toits ou dans les combles des bâtiments531. Plus le siècle s'est avancé et plus les règles de sécurité se sont renforcées532. A la fin du XIXème siècle, l'ensemble de la surface lyonnaise était donc inspecté régulièrement dans ses édifices publics de façon à ce que la population de la ville fréquente ces espaces en toute sécurité.

Le plus grand des dangers, pour ces différents lieux, demeurait, en fait, l'élément humain. Au même titre qu'une déclaration de feu dans un appartement, les réactions des personnes étaient imprévisibles. Seulement, dans le cas des constructions publiques, le facteur humain se trouvait multiplié par une présence généralement importante. Le pire des scénarios était donc l'incendie se déclarant de jour à une heure de forte fréquentation ou lors d'une représentation, pour une salle de spectacle. A la survenue d'un de ces terribles événements se conjuguaient des espaces conceptuellement encore inadaptés à l'évacuation rapide des personnes et des bâtiments fréquemment hérités du passé, généralement propices à la propagation des flammes. Dès lors, l'intérêt qui fut porté aux nouveaux matériaux et procédés de constructions, aux progrès techniques et scientifiques, s'est déterminé encore plus précisément. Outre l'implantation de services de surveillance533, la mise à disposition d'agrès et de matériels utiles à l'extinction534, l'application de mesures particulières535, les autorités lyonnaises, tout comme d'autres municipalités, se sont attachées à sécuriser tous ces locaux communaux. Symboliquement, l'exemple des écoles était révélateur de ce besoin social de sécurité, de la protection de l'adulte sur l'enfant. Dans le cas lyonnais, les écoles étaient trimestriellement soumises à inspection par les services de secours536. Officiers et sous-officiers du bataillon des sapeurs-pompiers se rendaient alors sur les lieux. Ils inspectaient le bâtiment, s'assuraient des dispositions à prendre dans le cas d'un foyer naissant et de l'état des matériels de secours537. De cette visite, ils dressaient un procès-verbal communiqué à l'administration et à l'état-major du bataillon. Ces principes ont été suivis méthodiquement car la loi de 1884 sur l'administration municipale rappelait explicitement ce que la loi de 1790 sur la protection des fléaux calamiteux déterminait : prévenir et faire cesser les dits fléaux538 ; ce qui engageait manifestement la responsabilité des pouvoirs publics. Car, bien que dans l'un ou l'autre des cas, rien ne fondait de façon obligatoire la création d'une unité de secours, la base de la prévention et de l'implication des autorités était distinctement établie ; ce qui n'a pas empêché le feu de faire des ravages. Cependant, plus que les édifices publics pris au sens générique, un espace a persisté dans la concentration des dangers et à subir les ravages de la flamme : le théâtre. Qu'il ait une direction privée ou une administration communale, rien ne semblait pouvoir réellement protéger cet espace. Pourtant, tout comme l'atténuation des maux face au danger de feu, le passage du fléau au risque, le rapport à ces salles se transformera mais selon une évolution somme toute relativement lente.

Notes
515.

CART-TANNEUR Ph. / LESTANG J.C. - Sapeurs-pompiers de France, Paris/Barcelone, BIP/Solo, 2ème éd., 1986, 240 p. ; pp. 78 et suiv. Incendie survenu le 04/05/1897.

516.

Idem 128 ; pp. 67 et suiv.

517.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1875 ; vol. 3, séance du 20/08, pp. 368-372. Cette séance, dans sa discussion sur la préservation des bâtiments publics, établissait également le caractère de priorité sur la richesse architecturale de la construction ou le patrimoine scientifique, artistique qu'elle pouvait abriter.

518.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; p. 220.

519.

Journal Officiel – 1905 ; n° 122, 05/05/1905, p. 2970. Exemple de l'arrêté du 04/05/1905 qui instituait une commission spéciale pour la défense contre les incendies des bâtiments civils et des palais nationaux.

520.

AML, 1270 WP 008 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement et services du bataillon : - Contrôle et inspection des installations publiques et privées ; 1894-1939.

521.

ALDINI J. - Art de se préserver de la flamme, Paris, Huzard, 1830, 170 p. ; pp. 88 et suiv.

522.

Dans le cas lyonnais, exemple de l'incendie de la maison Milanais, en 1851, du Théâtre des Célestins, en 1880.

523.

AML, 1270 WP 015 – Sapeurs-pompiers : Matériel, équipement et habillement : Offres de service de fabricants ; 1869-1839.

524.

Idem 136. Lettre du commandant des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon au secrétaire général de la préfecture du département du Rhône en date du 07/01/1880 sur une expérience conduite le 06/01/1880.

525.

AML, 465 WP 002 : Musée : Palais des Arts – Palais Saint-Pierre : Surveillance pour la sécurité et contre les incendies ; 1795-1878.

526.

AML, 1270 WP 013 – Sapeurs-pompiers : Bâtiments : - Postes-casernes, dépôts de matériel : Création et fonctionnement ; 1802-1911.

527.

Idem 139.

528.

Idem 139.

529.

Annuaire du département du Rhône, Lyon, Vve Mougin-Rusand, 1853, 497 p. Service d'incendie.

530.

AML, 480 WP 048 – Edifices publics : Grand-Théâtre, Hôtel de Ville, Palais des Arts : Mesures de sécurité contre l'incendie : Distribution des eaux, construction d'une conduite d'eau, établissement de bouches d'incendie ; 1887-1890.

531.

AML, 1270 WP 013 – Sapeurs-pompiers : Bâtiments : - Service de la voirie et de l'architecture municipale ; 1856-1873.

532.

Le capitaine-adjudant-major du bataillon dressait un procès-verbal de chacune de ses visites mensuelles dans les lieux publics avec un état de ses remarques qu'il transmettait à l'administration.

533.

AML, 465 WP 002 – Musée : Palais des Arts – Palais Saint-Pierre : Surveillance pour la sécurité et contre l'incendie ; 1795-1878 / 465 WP 015 - Musée : Palais des Arts – Palais Saint-Pierre : Etablissement d'un service de secours contre l'incendie ; 1863-1885. Exemple de ces lieux.

534.

AML, 465 WP 015 – Musée : Palais des Arts – Palais Saint-Pierre : Service de secours contre l'incendie ; 1861-1899. Exemple de ces lieux.

535.

AML, 465 WP 019 - Musée : Palais des Arts – Palais Saint-Pierre : Mesures de sécurité ; 1878-1899. Exemple de ces lieux.

536.

AML, 1271 WP 010 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Registres d'ordres ; 1884-1892. Exemple de l'ordre du 25/07/1889.

537.

Idem 149.

538.

ALLEMANDOU P. / FUSILIER R. - Traité sur l'organisation des corps et le statut des sapeurs-pompiers communaux, Paris, SERPIC/France-Sélection, 1968, XL-475 p. ; pp. 15 et suiv.