2. LE JEU TERRIBLE D'UN ACTEUR SINGULIER : LE FEU

L'incendie est posé comme inhérent à la dynamique urbaine, un danger permanent pour la ville. S'il a entretenu des liens étroits avec les cités, il était plus encore des lieux qui se sont fréquemment consumés au XIXème siècle : les salles de spectacles et, à travers elles, les théâtres. Selon Maxime PETIT, les théâtres étaient exposés, voire condamnés, à périr tôt ou tard par le feu539. D'après l'auteur, la vie moyenne d'une construction de ce genre n'allait pas au-delà de 10 années, en Amérique, et de 22 ans, en Europe540. La statistique se voulait alarmiste541. Dans un article publié dans la Revue scientifique et qui reprenait l'étude de Edouard CHOQUET542, un recensement effectué des embrasements qui avaient eu lieu dans les salles de représentations entre 1751 et 1885 dénombrait 729 théâtres incendiés sur la surface planétaire543. Ce total de sinistres, sous le chiffre déjà éloquent des destructions, prendra une dimension tragique dans le compte des victimes de ces dévastations : 5.975 individus544. Dans cet article, qui date de 1886, alors que le siècle était maintenant bien avancé, était soulevée la question de la vie ou la survie de ces établissements, surtout au regard de la liste qui était établie sur un dénombrement national de ces constructions : 233 théâtres, 33 casinos, 184 cafés-concerts sans compter les cirques et les baraques de troupes ambulantes545. Une analyse ciblée sur la ville de Paris démontrait, quant à elle, qu'entre les années 1762 et 1873, 33 salles avaient été ravagées546 ; ce qui, sur 111 ans, représentait une ruine environ tous les 3 ans et 4 mois. A l'échelle d'une agglomération, il s'agissait tout de même de chiffres très expressifs. Cette même étude concluait que la ville de province la plus affectée demeurait la ville de Lyon au vu du nombre de ses salles de représentations. Il devenait urgent d'intervenir car les tragédies se succédaient.

Le premier des brasiers qui déclencha, vraisemblablement et concrètement, la prise de conscience des dangers que matérialisaient les salles de spectacles a été l'incendie de l'Opéra de Paris. Cette conflagration, déclenchée le 8 juin 1781 à la fin d'un divertissement, fit 21 victimes, la plupart surprises par les progrès très rapides des flammes qui déterminèrent un embrasement fulgurant de la salle, puis de l'édifice547. A la suite de cet événement et de manière à garantir, d'abord la sécurité des spectateurs, l'administration théâtrale était devenue obligée d'établir lors de chaque représentation une garde de sapeurs-pompiers. Seulement, les effets que cette surveillance devait avoir n'empêchèrent pas d'autres constructions d'être livrées aux flammes. Ce n'est pas tant le poids de la destruction qui frappait les esprits mais le nombre des victimes. Un immeuble détruit se reconstruit mais une vie perdue afflige ceux qui ont été préservés. La catastrophe marquait par la désolation et l'image du pouvoir de la flamme ; mais pas uniquement. Elle marquait aussi par le nombre et parfois la qualité et le sexe des victimes. Ce sera le cas lors de l'incendie du Bazar de la Charité548. De plus, par l'écrit, et une relation généralement pathétique, l'événement ne pouvait que sensibiliser les esprits. Le nombre des victimes s'imposa plusieurs fois comme important. L'incendie du Théâtre Italien de Nice coûta la vie à 70 personnes549. L'embrasement du Théâtre Ring de Vienne comptait plusieurs dizaines de victimes550. La catastrophe de l'Opéra-Comique de Paris établissait, elle, une liste de 70 à 80 disparus551. C'était bien par ce caractère de piège à feu que se distinguaient les édifices théâtraux.

Le feu est terrible en tous lieux. Toutefois, il était particulièrement redoutable dans les théâtres. Tout semblait disposé pour y faciliter la propagation de l'incendie et les moyens de lui échapper difficiles552. Si la comptabilité pouvait être tenue des accidents qui survenaient dans ces espaces de divertissements, c'était évidemment parce que l'écrit et la narration se diffusaient. Hors la propension du chroniqueur, non pas ici à exagérer les faits mais à les romancer, la relation était patente du risque dans ces lieux et des conséquences néfastes qu'il avait. Peut-être même, malgré toute la bonne volonté et l'exactitude que la statistique véhiculait, a-t-il été sous-estimé, notamment dans le cadre d'une perception qui se voudrait à l'échelle du globe et qui donnerait alors un état estimatif plus imposant. Les réponses à la qualité de dangerosité qui caractérisait les théâtres étaient multiples. Maxime PETIT relevait, parmi les plus notables : le mode de construction, la nature des matériaux d'édifications, l'accumulation, dans la salle et sur la scène, d'ornements en substances facilement inflammables, les modes d'éclairage et les lumières adossées aux décorations ou l'entreposage des décors553. Lorsqu'un incendie s'y déclarait, il pouvait donc s'y propager rapidement ; ce qui, compte tenu de la difficulté de déplacement des spectateurs, entraînait les bilans catastrophiques précédemment exposés554. Plus communément, plutôt qu'une énumération des dangers que présentait le lieu, l'admission du péril se faisait sous trois angles : la salle et ses dégagements ; la scène, ses dessus et ses dessous ; les bâtiments de l'administration et les loges des artistes. Ce sera sur chacun de ces postes que se proposèrent de légiférer les pouvoirs publics ou de travailler les architectes et les scientifiques de manière à rendre aux théâtres leur but premier : le divertissement, celui d'un lieu où les populations venaient se détendre et non l'espace où elles y risqueraient leur vie555. La métaphore est certes poussée mais reflète, pour partie, la part de la menace. Heureusement, au nombre des représentations données, l'incidence des embrasements peut finalement paraître minime. A un seul détail près : lorsqu'il se déclenchait, tout était ramené à une dimension strictement humaine de l'instinct de survie et que finissaient toujours par illustrer des morts. C'était à cet instant que l'incendie devenait marquant.

C'est sous cette dimension au facteur humain que se sont déterminés les progrès qui ont touché les constructions théâtrales. Peu importait finalement que l'édifice soit réduit en cendres pourvu que la population affectée physiquement soit la moins importante possible. Avant donc de penser à sauver le bâtiment, toute la réflexion s'est axée sur l'évacuation des spectateurs ; ce à quoi il fallait pallier au premier chef556. Il importait donc d'offrir à chaque spectateur le chemin le plus facile et le plus direct pour se dégager de sa place dans le cas d'une alerte et de manière à pouvoir se rendre aisément vers l'extérieur, c'est-à-dire limiter le plus favorablement les encombrements et les arrêts557. Puis, par l'emploi de matériaux adaptés, l'autre ligne de réflexion était de réduire les dangers de l'asphyxie. Dans un article de 1887 sur les causes de mort et les moyens de les éviter, l'auteur dénombrait quatre principaux agents vecteurs des conséquences mortelles et sur lesquels trois pouvaient être travaillés directement et le dernier, indirectement558. Etaient ainsi notés l'asphyxie par les fumées et la production d'acide carbonique, la détermination de chaleur et les brûlures, les agents mécaniques d'ordres divers comme la chute des matériaux, et l'effet de panique. Ce dernier agent fondait, selon l'auteur de l'article, la lutte désespérée pour l'existence qui conduisait parfois au piétinement, à l'écrasement d'autres personnes559 ; une lutte où, disait-il, tous les instincts de la bête féroce avaient bien vite fait de faire craquer la mince couche de vernis de la civilisation. Dès le déclenchement de l'alerte, le plus à craindre était, en effet, le phénomène de panique qui sera, à lui seul, la cause de désastre. Plusieurs spectateurs qui se précipitaient vers une sortie au même instant et c'était l'engorgement et les premiers morts par étouffement avant que ne suivent les décès par asphyxies. On comprend dès lors l'intérêt qui sera porté à édifier, au fur et à mesure, les théâtres selon des dégagements normés et facilités ainsi qu'à aménager, dans ceux qui continueraient d'être exploités, des couloirs d'évacuation, conceptions que la réalité, dans ses besoins, avait mises cruellement en lumière au moment de la catastrophe de l'Opéra-Comique560.

Notes
539.

PETIT M. - Les grands incendies, Paris, Hachette et Cie, 1882, 302 p. ; pp. 247 et suiv.

540.

Ibidem 152.

541.

Statistiques des incendies dans les théâtres, Revue scientifique, 3ème série, n° 1, 07/01/1882, pp. 17-21.

542.

CHOQUET Ed. - Les incendies dans les théâtres, Paris, Baudry, 1886, 40 p.

543.

Les incendies dans les théâtres, Revue scientifique, n° 18, 01/05/1886, pp. 572-573. La surface urbaine totale était encore peu imposante, ce qui suppose une concentration du risque en ces lieux.

544.

Ibidem 156.

545.

Ibidem 156.

546.

Ibidem 154.

547.

Idem 152 ; p. 279.

548.

Cet embrasement avait eu pour origine une démonstration de cinématographe qui pourrait donc être assimilée au divertissement.

549.

CART-TANNEUR Ph. / LESTANG J.C. - Sapeurs-pompiers de France, Paris/Barcelone, BIP/Solo, 2ème éd., 1986, 240 p. ; pp. 67 et suiv. Incendie du 23/03/1881.

550.

Ibidem 162. Incendie du 08/12/1881.

551.

Idem 162 ; pp. 67 et suiv. Incendie du 25/05/1887.

552.

BELLET D. - Les incendies dans les théâtres, Revue scientifique, 4ème série, tome XIII, n° 16, 21/04/1900,
pp. 491-495.

553.

PETIT M. - Les grands incendies, Paris, Hachette et Cie, 1882, 302 p. ; pp. 247 et suiv.

554.

Idem 166. Dans son ouvrage, l'auteur recensait 67 accidents graves survenus en France et de par le monde entre 1850 et 1880. Ces événements avaient entraîné de nombreuses morts d'hommes (pp. 286-292).

555.

Statistiques des incendies dans les théâtres, Revue scientifique, 3ème série, n° 1, 07/01/1882, pp. 17-21. L'article parle du théâtre comme d'une des branches la plus populaire du divertissement et pour cause, c'était à peu près la seule.

556.

Ibidem 168. Cet article expose que, encore à cette date, le plus grand nombre d'architectes chargés de construire les théâtres ignoraient les dispositions à prendre pour conjurer les éventualités d'incendie et, le cas échéant, assurer l'évacuation du public.

557.

Les incendies dans les théâtres, Revue scientifique, n° 18, 01/05/1886, pp. 572-573.

558.

HERICOURT J. - L'incendie dans les théâtres – Les causes de mort et les moyens de les éviter, Revue Scientifique, 3ème série, n° 26, 25/06/1887, pp. 805-811.

559.

Ibidem 171.

560.

Le Salut Public du 10/02/1855 revenait sur la nécessité d'assurer, par tous les moyens possibles, la prompte sortie du public et éviter les malheureuses et actuelles dispositions architecturales qui font préférer des escaliers à spirales à des rampes droites. Ces remarques mirent du temps à être observées, l'esthétique prenant encore le pas sur la sûreté publique.