3. LANCER ET CONDUIRE LA RÉFLEXION

La défense contre l'incendie dans les théâtres était un sujet qui méritait toute l'attention du législateur. A la vue de la production littéraire, quelle que soit son origine, descriptive, technique ou scientifique, il devenait éclatant du caractère et de la dimension des événements liés à ces espaces ; une proportion de sinistres dont seul le critère de la détresse humaine déterminera la primauté. Seulement, ce seront des évènements pour lesquels les autorités, même devant les faits, ne réagirent qu'avec lenteur ; ce qui faisait dire à Daniel BELLET, dans son étude de 1900 sur les embrasements de théâtres, que tous les enseignements pratiques n'avaient pas été tirés561. Pour l'auteur, si tel avait été le cas, la perfection aurait été atteinte dans l'aménagement des salles de spectacles et les brasiers qui continuaient d'affecter ces lieux se seraient estompés. Daniel BELLET distinguait deux périodes dans l'existence d'un théâtre où le danger d'une destruction était à son paroxysme562 : la première période se concentrait sur les cinq premières années de la vie du théâtre, une ère où les appareils de lutte contre l'incendie n'étaient généralement pas complètement installés et où le personnel n'était encore que partiellement aguerri à la manoeuvre des instruments. La deuxième période se focalisait sur l'âge avançant du lieu, au-delà de 40 ans, lorsque les outils étaient devenus obsolètes, voire hors service, et que la surveillance se relâchait. L'interrogation demeure donc sur l'éventuelle négligence ou le manque d'attention apporté à la sécurité de ces lieux. Il fallait en fait une catastrophe pour que resurgissent les vieux démons et les vieilles peurs ; auquel cas, sous l'exemple de l'Opéra-Comique, les rideaux métalliques se construisaient, l'éclairage électrique s'installait, les strapontins disparaissaient, les sorties se multipliaient, jusqu'à ce que l'effervescence retombe sous la quotidienneté et qu'un sinistre vienne de nouveau frapper563. Au lendemain de l'incendie du Théâtre Italien de Nice, une ordonnance promulguée le 16 mai 1881 établissait toute une série de prescriptions applicables dans les salles de représentations, mais des mesures dont l'incendie de l'Opéra-Comique révéla l'inobservation564. Car, il ne suffisait pas de fonder d'excellentes mesures, il fallait également veiller à leur application.

Dans son observation, Maxime PETIT définissait, dès lors, de simples dispositions qui devaient permettre de diminuer les périls565 : entourer les sources lumineuses avec des grillages à mailles serrées ; installer, dans chaque salle, un rideau de fer ; établir des réservoirs d'eau dans les combles ; développer des garnitures armées à chaque balcon ; placer des armoires en différents endroits qui contiennent une hache, une éponge, un seau d'eau. Ces mesures auront du mal à s'imposer d'elles-mêmes, et les pouvoirs publics se devaient de les rendre obligatoires. C'est ainsi que sera instituée, au lendemain de l'incendie de l'Opéra-Comique, une commission qui avait en charge l'examen des précautions à prendre contre les incendies et les réformes à introduire dans les salles de spectacles566. Cette commission, divisée en sous-commissions, se chargea, en fait, de mener ses réflexions sur deux axes : la définition des précautions qu'il était urgent de prendre dans les théâtres subventionnés pour y perfectionner les défenses contre le feu et y ramener la confiance sous le rapport à la sûreté publique ; l'étude, dans sa globalité, de la question des réformes qu'il conviendrait d'apporter dans les théâtres pour y garantir la sécurité567. De par les progrès de la science, il était d'un fait déterminant au moment de l'institution de cette commission qui se fixait sur l'interprétation des causes de décès. A cette définition, servie par la médecine légale, se sont apparentés tous les progrès liés à la ventilation et au renouvellement d'air. De manière à conduire efficacement son travail, cette commission dut d'abord se poser toute une série de questions qui devait lui permettre d'interpréter les conditions de déclenchement d'un embrasement, comment il se propageait, comment limiter ses effets et protéger les spectateurs. Son rapporteur, Emile TRELAT, livrait ainsi, dans sa conclusion, trois catégories de précautions qu'imposait la sécurité : l'abolition des origines de feu, la localisation dans l'espace du foyer et les mesures de sauvetage des incendiés568.

Abolir les origines de feu n'était pas une mince affaire. La première des choses était de limiter l'emploi de la flamme nue. La solution était la substitution dans les théâtres où figuraient encore les anciennes herses de lumignons ou l'éclairage au gaz, de ces modes de lumière au profit de l'électricité. Encore fallait-il que l'installation soit faite avec toute la prudence nécessaire sous l'emploi des conducteurs569. Le second fait était d'employer des matériaux difficilement inflammables, voire incombustibles. C'était là un objet de préoccupation technique et scientifique qui perdurait. Dans son édition du 25 janvier 1859, Le Salut Public notait déjà la nomination d'une commission qui avait en charge d'examiner les moyens propres à rendre incombustibles les décors de théâtre. Cependant, les progrès ont mis du temps à se réaliser. Le moyen de limiter la propagation du feu a été sans cesse appelé à la réflexion et à l'expérimentation. Lors de son assemblée générale pour la distribution des médailles et récompenses, en 1880, la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale rappelait que cette question demeurait fondamentale, et pour laquelle elle proposait un prix sur cet objet courant depuis 1829570. L'ordonnance prise à la suite de l'incendie du Théâtre Italien de Nice notait, en son article 16, que tous les décors dorénavant construits devaient être rendus ininflammables au moyen de préparations adaptées et éprouvées571. Pour ce qui était de l'ornementation, l'usage de tissus incombustibles devait s'étendre572. Cela ouvrait alors une porte à l'industrie chimique et un débouché commercial à plusieurs sociétés. Localiser le foyer dans un espace découlait à la fois de moyens techniques et architecturaux. Le plus simple était l'établissement du rideau de fer qui devait s'abattre lorsqu'un incendie se déclarait entre la scène et la salle et permettait de délimiter le feu à un secteur573. La scène étant l'endroit statistiquement le plus exposé, un autre mode consistait à aménager des baies dans les combles ou les crêtes de murs qui entouraient le lieu de façon à canaliser les flammes et faciliter l'évacuation des gaz. Ces dispositions agissaient dès lors et indirectement sur le temps d'évacuation et le sauvetage des spectateurs, phases délicates pour lesquelles l'aménagement intérieur influait instantanément sur les conséquences possibles de l'embrasement. C'était en fait là que se jouait le drame. Afin de faciliter une évacuation, les couloirs et les escaliers, s'ils n'avaient pas besoin d'être larges, nécessitaient qu'ils s'évasent au fur et à mesure que le flot des spectateurs était amené à grossir. Il était surtout fondamental de favoriser le désencombrement, sans entraves, de la salle. Dans cette perspective, les directeurs de théâtre devaient accepter de réduire la capacité de leur établissement, de multiplier les sorties et d'amplifier les zones de dégagement ; à charge pour l'aménageur de tracer lisiblement des chemins à travers les fauteuils, les couloirs et les salles, de manière à mener l'assistance prise de panique dans les meilleures conditions jusqu'à une zone sécurisée574.

Parallèlement à l'évacuation des spectateurs devait se conduire le traitement de l'incendie. Outre la mise à disposition des matériels du type de l'extincteur, qui nécessitait tout de même un personnel formé à sa manoeuvre, chaque représentation se faisait sous la surveillance d'un effectif de sapeurs-pompiers. Ces hommes étaient astreints à des rondes permanentes dans tout l'édifice et aptes à circonscrire tout départ de feu. A cette fin, ils disposaient d'éponges, de seaux d'eau et, petit à petit, de colonnes en charge. L'éponge et le seau d'eau peuvent prêter à une interpellation qu'étaye en fait l'analyse et les propos de J. HERICOURT : le nombre des incendies éteints par l'usage d'une éponge, d'un seau d'eau promptement et habilement dirigé, était plus important que n'importe quel comptage ne pouvait le laisser imaginer ; excepté que, généralement, dans chacun de ces cas, le feu n'était pas comptabilisé, ne serait-ce qu'au titre des commencements d'incendie575. A côté des agrès servis par les renforts conduits sur les lieux du sinistre, les moyens d'attaque de la flamme se fondaient aussi sur ce qui a été appelé le grand secours et qui déterminait, à l'époque, deux définitions : les réservoirs disposés sur le toit et dans les combles qui servaient à l'alimentation des lances et la défense par des chutes d'eau sous l'usage de ce qui s'apparentait à des sprinklers576. L'un et l'autre ont rendu d'immenses services et plusieurs des salles de spectacles du XIXème siècle leur doivent leur salut. En termes techniques, les progrès dans la diffusion de l'alerte ont également été significatifs et ont permis aux unités de secours d'intervenir rapidement et d'éviter des destructions massives ; ceci, qu'il s'agisse, soit du téléphone, soit de l'installation d'avertisseurs ou de révélateurs d'incendie, généralement mis en communication avec le gardien, puis, petit à petit, directement avec les services de secours. L'ensemble de ces mesures, qui iront donc de l'établissement du rideau protecteur à l'installation des lanterneaux de désenfumage en passant par l'éclairage à l'électricité et plusieurs autres prescriptions, ont contribué à l'estompement du mal. Le plus difficile n'a pas été la définition de mesures mais leur application que la police des établissements publics était chargée de faire respecter. Ces dispositions mettront surtout du temps à toucher tous les lieux de spectacles comme à Lyon où, malgré plusieurs ordonnances, il existait encore des espaces de représentations éclairés au gaz à la fin du XIXème siècle577.

Notes
561.

BELLET D. - Les incendies dans les théâtres, Revue Scientifique, 4ème série, tome XIII, n° 16, 21/04/1900,
pp. 491-495.

562.

Ibidem 174.

563.

Incendies dans les théâtres, Revue scientifique, n° 12, 17/09/1887, pp. 367-372.

564.

Ibidem 176.

565.

PETIT M. - Les grands incendies, Paris, Hachette et Cie, 1882, 302 p. ; pp. 247 et suiv.

566.

Journal Officiel – 1887 ; n° 226, 21/08/1887, pp. 3871 et suiv.

567.

Ibidem 179.

568.

Ibidem 179.

569.

HERICOURT J. - L'incendie dans les théâtres – Les causes de mort et les moyens de les éviter,
Revue Scientifique, 3ème série, n° 26, 25/06/1887, pp. 805-811. Exemple des ordonnances de police du 16/05/1881 et du 21/02/1887 qui prescrivaient de proportionner le diamètre des fils au courant qui devait les traverser et de recouvrir ces fils d'une matière isolante et incombustible.

570.

AML, 1270 WP 015 – Sapeurs-pompiers : Matériel, équipement et habillement : Offres de service de fabricants ; 1869-1939. Assemblée générale du 09/07/1880. Remise d'un prix de 2.000 francs pour un procédé qui rendait les tissus et les bois ininflammables.

571.

HERICOURT J. - L'incendie dans les théâtres – Les causes de mort et les moyens de les éviter, Revue Scientifique, 3ème série, n° 26, 25/06/1887, pp. 805-811. Le but était de rendre les matières capables de résister à l'action des flammes, ne serait-ce que le temps de l'évacuation des spectateurs.

572.

BARRE L. - La sécurité publique dans les théâtres – Les enduits et tissus incombustibles, Revue scientifique, 3ème série, tome XIII, n° 23, 04/06/1887, pp. 725-727.

573.

Journal Officiel – 1887 ; n° 226, 21/08/1887, pp. 3871 et suiv.

574.

Ibidem 184.

575.

HERICOURT J. - L'incendie dans les théâtres – Les causes de mort et les moyens de les éviter, Revue Scientifique, 3ème série, n° 26, 25/06/1887, pp. 805-811.

576.

Ibidem 188.

577.

AML, 1271 WP 088 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Correspondance : Registres ; 1896-1897. Visites des établissements de spectacles – 1897. Rapport du commandant des sapeurs-pompiers au maire de la ville de Lyon le 25/05/1897.