B. "GUI-GNOL, GUI-GNOL !" : ÉTUDES LYONNAISES

1. L'ENVERS DU DÉCOR : MESURES ET PRÉVENTION DU RISQUE

Dans un article que publiait, en 1882, la Revue scientifique, il était fait mention de la cité lyonnaise comme de la ville de province qui avait le plus de craintes à formuler quant à la garantie de ses salles de spectacles, principalement en fonction de leur nombre qui demeurait élevé578. S'il est difficile d'accréditer cette hypothèse sans disposer d'un état des espaces de représentations ou de divertissements des principales agglomérations françaises de l'époque, les différentes listes dressées pour la ville de Lyon communiquaient des situations relativement nombreuses. Dans un état des théâtres, des salles de concerts et de bals, établi par la police des lieux publics en 1869, il était compté : 5 théâtres, 2 salles de concerts et 15 espaces où la population se retrouvait pour danser, hors édifices municipaux579. Dans un courrier adressé au commandant des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon, en 1886, la liste des théâtres et cafés-concerts autorisés, hors salles municipales, donnait : 14 théâtres, 9 salles de concerts, 8 locaux de soirées chantantes et 23 théâtres Guignol580. Au regard de cette augmentation en 17 ans, la promulgation d'arrêtés comme celui du 6 juillet 1881, au lendemain de la catastrophe survenue à Nice, prenait toute sa signification581. Par chance, si l'agglomération n'a pas été épargnée par les ravages touchant cette catégorie de constructions, elle n'aura, fort heureusement, jamais à déplorer de victimes. Mais quelques-unes des destructions marquèrent par leur symbolisme ou la période à laquelle elles se produisirent. Ce sera le cas, notamment, pour un même espace qui, en un laps de temps restreint, moins de 10 ans, sera détruit par deux fois : le Théâtre des Célestins, 1871, 1880. Comme partout à cette époque, la catastrophe marquait. Il est donc singulier de noter que les mesures les plus importantes et les plus imposantes ont été promulguées à la survenue de tragédies. Ce sera le cas pour l'arrêté de 1881, cité un peu plus haut. Ce sera aussi le cas lors de l'institution de la commission spéciale des théâtres582 ou après le drame du Bazar de la Charité583.

L'arrêté promulgué le 6 juillet 1881 était un règlement qui concernait les théâtres, les cafés-concerts et tous les spectacles publics de la ville de Lyon et de l'agglomération lyonnaise584. Rien n'était ici limitatif aux deux seules salles subventionnées par la municipalité et qui étaient le Théâtre des Célestins et le Grand-Théâtre. Surtout, cet acte s'intéressait autant aux espaces déjà régulièrement organisés et autorisés qu'à ceux dont la création serait future. Ce document se découpait en plusieurs titres et chapitres. Il ne se proposait pas seulement de régler la sécurité sous le point de vue de la défense et de la sauvegarde de l'édifice contre les incendies. Il établissait, en fait, tout ce qui, en ces espaces de divertissements et de rencontre des populations, pouvait influer sur la sûreté publique. Parmi les sections les plus fondées du titre I ressortaient le chapitre II, sur la construction et l'aménagement des lieux, le chapitre III, sur le chauffage, la ventilation et l'éclairage, et le chapitre IV, sur les secours contre l'incendie585. Sous le titre II, le chapitre I, concernant la commission des théâtres, déterminait les mesures les plus saillantes586. Il était ainsi entendu, sous l'angle de la construction, l'application de la plupart des nouveaux procédés d'édification et l'usage des matériaux les plus adaptés. Les trois parties distinctives d'un théâtre587 devaient, dès lors, être séparées par de gros murs en maçonnerie, édifiées et distribuées avec l'emploi de matériaux opposant des qualités à la communication d'un feu588. Les combles et le dôme de la salle devaient être montés en fer et en hourdis589. Les décors fixes et les rideaux de la scène devaient être incombustibles590. Tous les décors mouvants devaient être rendus ininflammables au moyen de préparations spéciales591. Les escaliers, s'ils n'étaient pas en pierre, devaient être érigés en hourdis pleins, maçonnés et maintenus par une armature en fer592. La largeur des corridors de dégagement, des portes de sorties, devait être proportionnelle à la capacité d'accueil du lieu593. Sous le point de vue du chauffage, de l'éclairage, aucune des parties de l'édifice ne devait être chauffée autrement que par des bouches de chaleur dont le foyer devait se situer dans les caves594. La salle devait être convenablement ventilée595. L'emploi du gaz portatif, des huiles minérales, des essences, des hydrocarbures, était formellement interdit596. Quant aux secours contre l'incendie et au sauvetage, différents appareils et agrès, boyaux, lances, armoires de feu, seaux, éponges, devaient être établis dans les conditions prévues et sur les divers points déterminés par la commission des théâtres597. Des réservoirs devaient être installés dans les combles et être mis en communication avec les canalisations d'eau sous pression. Ces prescriptions n'ont pas toutes été appliquées avec la même rigueur mais ont peut-être évité à la cité lyonnaise de connaître une catastrophe majeure. Surtout, à la promulgation de cet arrêté, toute ouverture d'une salle de spectacle devenait sujette à une expertise de la commission des théâtres qui autorisait ou non l'exploitation des locaux598.

Cette commission n'avait pas uniquement un rôle consultatif sur l'ouverture de l'établissement. Par ces visites régulières, elle était à même de vérifier la conformité des lieux599. Au cas d'un constat d'infraction, elle disposait alors d'un pouvoir de suspension des représentations jusqu'à la mise en conformité des lieux, voire de fermeture600. Pourtant, dans le détail de la visite des établissements qui sera faite par le commandant des sapeurs-pompiers, en 1897, apparaissait une salle, exploitée, où il n'y avait alors aucun respect des normes de sécurité601. Cette salle était capable d'accueillir 2.200 personnes et servait à des réunions publiques, des bals et des concerts ; son nom : les Folies Gauloises. Selon cet état, ce lieu ne disposait d'aucun établissement préventif du type des canalisations d'eau ou des bouches d'incendie. Pire, il demeurait éclairé au gaz comme cinq autres salles d'ailleurs602. Quant au Cirque Rancy, si l'organisation des modes préventifs, à l'image de 5 bouches d'incendie recensées, existait bel et bien, le bâtiment était entièrement construit de bois603. Au titre des dangers, cela n'était pas sans soulever des interrogations, principalement sous l'angle de l'autorisation d'exploitation qui lui était accordée, notamment pour un édifice capable d'accueillir 4.000 personnes. Il fallait sans doute voir là le pouvoir de l'esprit, la trace faiblissante au fil des ans de la mémoire et la coupable négligence administrative comme le laissait sous-entendre Daniel BELLET dans son étude604. Lorsque l'embrasement était tragique, les prescriptions abondaient. Puis, petit à petit, l'agitation perdait de son intensité et conduisait à l'application des règles avec parcimonie, jusqu'à ce que l'événement et le danger resurgissent, comme ici, avec cet état dressé le 25 mai 1897, tout juste quelques semaines après le drame du Bazar de la Charité. L'interprétation de l'arrêté de 1881 ou la lecture de l'état des établissements publics de 1897 ne doivent néanmoins pas laisser imaginer que seuls ces actes ont déterminé les autorités lyonnaises dans leur axe de défense contre l'incendie, bien que persistent encore, au début du XXème siècle, des paramètres susceptibles de compromettre la sûreté publique, toujours sous l'angle des salles de spectacles605.

La présentation de ces mesures ou de ces états s'inscrit dans un ensemble beaucoup plus vaste de prescriptions dont l'origine n'a pas uniquement été un drame même si le fondement originel remontait à l'embrasement de l'Opéra de Paris, en 1781, et ses 21 victimes606. Entre 1852 et 1913, l'administration lyonnaise s'est efforcée de sécuriser au mieux les espaces de représentation et de divertissement, notamment au regard de leur popularité607. Chacun des règlements, ayant ou non reçu l'approbation de l'administration supérieure, régissant le corps de sapeurs-pompiers sur la période, a comporté des consignes propres au service des théâtres608. Plusieurs de leurs articles déterminaient, de façon très précise, cet office, notamment au titre des rondes à effectuer et des missions à accomplir. Le corps de garde n'était pas la seule garantie. De manière à éviter tout débordement des flammes, l'installation du rideau de fer en était une autre. Il constituait un expédient à la propagation du feu surtout si celui-ci devait se déclarer en dehors de toute présence humaine. Ce rideau devait être ainsi abaissé après chaque représentation et, par sa situation, séparait donc les deux principaux corps du bâtiment : la salle et la scène609. Au cas où un incendie viendrait à se déclencher, un petit matériel d'intervention devait toujours être vérifié, disposé utilement et prêt à usage. Parfois, il suffisait de couvertures de laines mouillées, d'un seau, d'éponges, d'autres fois d'un grand secours610. Au fur et à mesure que les progrès sécuritaires incendie se sont développés, d'autres services de sûreté lui ont été adjoints : un service médical des théâtres, par exemple611. Seulement, la maîtrise du risque de feu demeurait la préoccupation centrale. Dans la continuité du concours à cette maîtrise, d'autres dispositions se sont affichées comme essentielles. En 1887, la décision sera ainsi prise de rendre obligatoire l'éclairage à l'électricité, au moins pour les salles les plus importantes612. En 1888, ce seront des avertisseurs d'incendie que le conseil municipal se proposait de faire installer dans plusieurs des théâtres, notamment ceux de la ville, alors que, dans un même temps, naissait le projet d'un réseau à l'échelle de la cité613 ; des appareils pour lesquels il suffisait de briser une vitre et d'appuyer sur un bouton pour déclencher une sonnerie d'alarme, d'abord dans le local du concierge, puis, au fur et à mesure du développement, directement chez les sapeurs-pompiers, soit une avancée technique possible dès lors que se développait le réseau téléphonique. Avec la fin de siècle et les innovations modernes, d'autres caractères dangereux allaient apparaître, sous l'émergence du cinématographe, par exemple, nouvelle forme de divertissement et qui imposait, au même titre que les théâtres, l'application d'une législation sur la sécurité. Outre des arrêtés sur l'interdiction de fumer, l'installation de tout appareil cinématographique à l'intérieur des salles de spectacles se devait de respecter plusieurs conditions614. La catastrophe du Bazar de la Charité en était à l'origine et nul ne souhaitait que de telles circonstances ne se trouvent à nouveau réunies. Plus généralement, cet ensemble de prescriptions et de mesures, en courant du milieu du XIXème siècle à la veille de la Grande Guerre, contribua à la sécurité des espaces. Ces dispositions, le service de secours et le service de sûreté se devaient de les appliquer et de les faire respecter615, même lorsque des phénomènes indépendants de toute volonté venaient compromettre l'efficacité comme le gel des conduites, y compris à l'intérieur des bâtiments, en période hivernale616. Toutefois, et malgré un ensemble déjà imposant de mesures en 1880, le Théâtre des Célestins n'échappera pas à la destinée de sa fonction selon les conclusions des différentes études sur le risque de destruction par la flamme de cette classe d'édifices.

Notes
578.

Statistiques des incendies dans les théâtres, Revue scientifique, 3ème série, n° 1, 07/01/1882, pp. 17-21.

579.

AML, 85 WP 001 – Police des lieux publics : Sécurité : - Théâtres privés, cafés-concerts : Conformité des dits locaux aux normes de sécurité et de salubrité ; 1862-1890. Etat dressé le 23/12/1869.

580.

AML, 1270 WP 008 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement et services du bataillon : - Service des théâtres ; 1855-1938. Courrier des services de la mairie au commandant du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville le 03/12/1886.

581.

AML, 480 WP 010 – Théâtres municipaux : Grand-Théâtre et Théâtre des Célestins : Mesures de sécurité : Incendie, ordre public, service médical : Acquisition, inspection et entretien du matériel contre l'incendie, protection des conduites d'eau contre le gel, incombustibilité des décors, service des sapeurs-pompiers, circulation du public, police des théâtres, organisation du service médical des théâtres, personnel ; 1855-1901. République française, préfecture du Rhône : règlement concernant les théâtres, les cafés-concerts et autres salles de spectacles de la ville de Lyon et de l'agglomération lyonnaise – 06/07/1881.

582.

AML, 1271 WP 009 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Registres d'ordres ; 1884-1892. Arrêté de constitution du 31/05/1887.

583.

AML, 1271 WP 088 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Correspondance : Registres ; 1896-1897. Rapport établi à la suite de la visite des établissements et des salles de spectacles de la ville de Lyon et adressé au maire le 25/05/1897.

584.

Idem 194.

585.

Idem 194. Titre I : Des théâtres.

586.

Idem 194. Titre II : Mesures d'ordre et de police.

587.

La salle de spectacle et ses abords ; la scène avec ses dessous et ses parties supérieures ; les pièces pour loges et bureaux de l'administration théâtrale.

588.

Idem 194. Titre I ; Chapitre II ; article n° 7.

589.

Idem 194. Titre I ; Chapitre II ; article n° 8.

590.

AML, 480 WP 010 – Théâtres municipaux : Grand-Théâtre et Théâtre des Célestins : Mesures de sécurité : Incendie, ordre public, service médical : Acquisition, inspection et entretien du matériel contre l'incendie, protection des conduites d'eau contre le gel, incombustibilité des décors, service des sapeurs-pompiers, circulation du public, police des théâtres, organisation du service médical des théâtres, personnel ; 1855-1901. République française, préfecture du Rhône : règlement concernant les théâtres, les cafés-concerts et autres salles de spectacles de la ville de Lyon et de l'agglomération lyonnaise – 06/07/1881. Titre I ; Chapitre II ;
article n° 10.

591.

Idem 203. Titre I ; Chapitre II ; article n° 16.

592.

Idem 203. Titre I ; Chapitre II ; article n° 22.

593.

Idem 203. Titre I ; Chapitre II ; article n° 26.

594.

Idem 203. Titre I ; Chapitre III ; article n° 35.

595.

Idem 203. Titre I ; Chapitre III ; article n° 37.

596.

Idem 203. Titre I ; Chapitre III ; article n° 40.

597.

Idem 203. Titre I ; Chapitre IV ; article n° 50.

598.

Idem 203. Titre II ; Chapitre I ; article n° 63.

599.

Idem 203. Titre II : Mesures d'ordre et de police.

600.

AML, 85 WP 001 – Police des lieux publics : Sécurité : - Théâtres privés, cafés-concerts : Conformité des dits locaux aux normes de sécurité et de salubrité ; 1862-1890.

601.

AML, 1271 WP 088 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Correspondance : Registres ; 1896-1897. Rapport établi à la suite de la visite des établissements et des salles de spectacles de la ville de Lyon et adressé au maire le 25/05/1897.

602.

Ibidem 214.

603.

Ibidem 214.

604.

BELLET D. - Les incendies dans les théâtres, Revue Scientifique, 4ème série, tome XIII, n° 16, 21/04/1900,
pp. 491-495.

605.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1901 ; vol. 1, séance du 15/05, pp. 213-214. Observations de Mr ROBIN sur l'insécurité des salles de spectacles, spécialement au point de vue des issues pour l'évacuation du public.

606.

PETIT M. - Les grands incendies, Paris, Hachette et Cie, 1882, 302 p. ; pp. 279-280. Incendie du 08/06/1781.

607.

Le Progrès Illustré du 01/01/1893 : la queue au Grand-Théâtre.

608.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Exemple des règlements approuvés de 1858 ou 1896.

609.

AML, 1270 WP 008 – Sapeurs-pompiers : Fonctionnement et services du bataillon : - Service des théâtres ; 1855-1938.

610.

Idem 222.

611.

Le Progrès du 10/10/1881 revient sur cette création.

612.

Bulletin Municipal Officiel – 1887 ; vol. 5, pp. 124-125 ; arrêté du 31/05/1887. Police des lieux publics ; substitution, dans les théâtres, de l'éclairage électrique à l'éclairage au gaz. Cet arrêté recevra son approbation préfectorale le 02/06/1887.

613.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité : - Avertisseurs sur la voie publique ; 1888-1899. Lettre du commandant du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon au maire sur le fonctionnement de ces avertisseurs d'incendie dont l'installation était projetée dans les salles de spectacles (26/10/1888).

614.

Bulletin Municipal Officiel – 1906 ; vol. 1, p. 284 ; arrêté du 25/04/1906. Arrêté de police administrative sur les conditions à respecter dans l'installation d'appareils cinématographiques à l'intérieur des salles de spectacles.

615.

AML, 1441 WP 002 – Théâtre des célestins : Fonctionnement : Service de sécurité lors des représentations théâtrales : Rapports du commissaire de police ; 1881-1889.

616.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1896 ; vol. 3, séance du 09/05, pp. 267-268. Interpellation d'un conseiller sur la nécessité de protéger les conduites d'eau dont les dernières gelées hivernales ont sérieusement endommagé celles du service d'incendie des deux théâtres municipaux.