III. LA NAISSANCE D'UN CORPS

A. LE DÉVELOPPEMENT DES SECOURS

1. DE LA PÉRIODE D'ANCIEN RÉGIME À LA CIRCULAIRE MONTESQUIOU (1815)

Il est difficile de s'intéresser à une histoire de la gestion des risques et des services de secours, aussi ciblée soit-elle temporellement et géographiquement, sans en connaître un minimum, sans en situer les principales étapes, les principaux éléments. Le risque incendie, comme il l'a été démontré, est une menace avec laquelle l'homme a dû composer. C'est un péril qui n'est pas apparu avec la civilisation humaine puisque de grands incendies d'origines naturelles existaient avant l'hominisation. Ce sera, en revanche, une menace avec laquelle l'homme a entretenu une relation étroite, individuellement, puis, au fil du temps, socialement. Les risques ont autant été pour l'individu que pour le clan, le groupe, la tribu, le camp, la petite ville, la cité et jusqu'à nos villes modernes657.

Graduellement, le danger s'est cependant déplacé, revêtant tour à tour différents aspects. Cette évolution comprend le glissement de l'incendie dévastateur à l'embrasement généralement contrôlé, processus dont les premières étapes ont été imprimées par les civilisations anciennes qui, malgré plusieurs croyances ou superstitions, avaient noté certains des principes propres à combattre les effets du feu. Si ce glissement s'est opéré de manière relative, il laissait entrevoir qu'arriverait un temps où l'homme serait, si ce n'est le maître de la flamme, tout au moins son "dompteur", bien que ce soit encore sous une fausse impression de familiarité. Car, le "dressage" demeurera bien imparfait à l'image du fauve qui conserve la trace de ses instincts658.

Aussi, avant de livrer combat contre les flammes, le principal moyen devant permettre de réduire la menace demeurait donc bien le respect de règles qui aujourd'hui déterminent des concepts de prévention659. Quant à appliquer le terme de l'intervention -contre un départ de feu déclaré- et sa définition en fonction d'une structure volontairement organisée pour défendre, d'abord les richesses, puis les personnes contre le feu, ce ne pourra être fait qu'en référence à l'histoire de Rome660 sans que, malheureusement, le bénéfice de l'institution ne survive à la "disparition" de cette civilisation661.

Une équivalence pourrait toutefois être donnée dans l'organisation qui fut faite du guet, soit celle d'un groupe d'individus qui, subissant différentes transformations sur le Moyen Age, aboutira, par exemple, à la formation d'un guet assis, installé alors à demeure en des points fixes et identifiables par la population662. Seulement, les hommes qui composaient ces structures, hormis procéder à la part du feu ou organiser des chaînes de bras qui devaient conduire les seaux remplis d'eau jusqu'au foyer, ne disposaient d'aucun moyen concret et réellement efficace dans la lutte contre les flammes dévastatrices, si ce n'était s'en remettre à la providence663.

A ces hommes, que les édiles déterminèrent comme les instruments de parade à la propagation du feu, se joignaient généralement les membres des congrégations religieuses et les prostituées, "personnel" qui, dans les deux cas, avait la caractéristique d'exercer leur foi ou leur "métier" dans des lieux connus de tous ; dans des espaces où donc, en cas d'alerte, membres du guet ou bourreau pouvaient normalement les trouver664. Le combat que livraient les religieux était accompli comme une pénitence, en toute charité, voire même comme la preuve ou le gage d'un renforcement de leur foi dans cette image prêtée à l'incendie, celle des flammes de l'enfer665. Les prostituées n'avaient, elles, aucun choix666 ; l'obligation leur était faite, à chaque réquisition, de participer à la lutte contre le feu. Qu'ils soient membres du guet, moines ou ribaudes, leurs moyens demeuraient, cependant, bien désuets face à la puissance des flammes jusqu'à ce qu'apparaissent les premières pompes. Simplement, il s'agissait d'un matériel qui allait, en fait, progressivement nécessiter la formation d'un personnel spécifiquement exercé aux usages et techniques de ces agrès.

Les villes du Nord de la France ont vraisemblablement été les premières cités à s'équiper, fin XVIIème siècle667. Ces acquisitions et cet équipement seront faits sous l'influence des pays de l'Europe septentrionale, nations en avance techniquement et structurellement dans la lutte contre le feu et dans l'intervention par rapport au reste du continent668. La raison de cette avance se fondait essentiellement sur l'emploi massif du bois dans la construction des cités qui déterminait un risque prépondérant de destructions par le feu ; secondairement, parce que les édiles avaient une forte conscience de la richesse potentielle d'une ville et des terribles conséquences qu'un incendie pouvait induire dans l'économie locale. C'est donc à partir de ces lieux qu'une diffusion s'est progressivement faite pour gagner les régions et les villes du Sud. Ceci c'est principalement opéré sous le caractère des échanges commerciaux et des mouvements de marchands qui fondèrent un contact et une vulgarisation. A partir de ce développement, la défense contre l'incendie et l'histoire de la lutte contre cet élément prirent une nouvelle dimension dont la connaissance devient manifeste pour une grande cité comme Paris et dont plusieurs ouvrages tracent les grandes lignes. En revanche, ces notions demeurent moins flagrantes pour les moyennes ou les petites villes, nonobstant l'évidence des bienfaits de l'utilisation des pompes et des unités qui furent créées. C'est donc dans les monographies qu'il faut en chercher les traces pour donner une mesure à l'extension et à la diffusion. Paris fit l'acquisition de ces premières pompes en 1699, date à laquelle un service d'hommes spécialement formés pour manipuler ces agrès fut établi669. Ce sera surtout une date à laquelle, par lettres patentes du 12 octobre, Mr Du MOURIEZ Du PERIER obtenait le privilège de la construction de ce type de matériel et sa diffusion sur tout le royaume, ce, pour 30 années670. La création d'un corps régulier de pompiers était donc entérinée dans la cité parisienne en lieu et place des travailleurs volontaires. Cette structure ne cessera de croître et de prendre différentes formes au gré des évolutions, des régimes politiques, mais aussi et surtout en fonction de la mission qui lui était attribuée. Hormis l'application de mesures similaires à celles précédemment invoquées, sur le guet, les corporations, les quarteniers, les gens de métiers, l'empreinte d'un corps spécialement organisé pour la lutte contre le feu dans la ville de Lyon s'appuierait sur un arrêté du Consulat de 1781671. De par cet acte aurait été déterminée la fondation d'un corps de gardes-pompes à l'effectif de 112 hommes qui disposait d'un crédit annuel de 20.000 livres et d'un parc technique de 19 pompes. Il s'agissait là d'une organisation telle qu'elle se matérialisait également à Paris. Rien ne confirme ou n'infirme que Lyon ait attendu, toutefois, si longtemps pour composer des unités qui pouvaient s'apparenter aux pompiers672.

Dans tous les cas, du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest, l'utilité de l'institution était établie dont les édiles urbains assimilèrent promptement le bénéfice, l'intérêt qu'il y avait à créer des corps de sapeurs-pompiers. Cà et là se composèrent donc des structures. Seulement, une organisation commandait en fait le produit de trois facteurs, de trois éléments qui étaient : le matériel, les hommes et les finances. Il fallait en effet posséder des pompes pour déterminer une fondation, trouver des hommes désireux de les servir et un budget pour permettre à l'institution de se pérenniser ; ce qui, dans beaucoup de circonstances, posa des problèmes d'établissement parce que l'un ou l'autre des éléments manquait. Les magistrats municipaux ou les populations n'ont pas été les seuls à mesurer l'importance et le rôle que pouvaient être amenés à jouer les hommes du feu. Le régime et le gouvernement leur manifestèrent une attention, d'abord mesurée, puis de plus en plus affirmée. La loi de 1790 sur le soin à apporter de manière à prévenir les fléaux calamiteux leur faisait implicitement référence673. Un arrêté du directoire de 1796 enjoignait le ministre de la police de travailler à un projet de réorganisation et d'harmonisation des sapeurs-pompiers674. Dans ses propositions, Thomas RIBOUT souhaitait un travail de réflexion très poussé sur l'institution pour en faciliter le développement, et rapidement675. Cependant, ces actes ou ces vues ne seront, dans la plupart des cas, que peu suivis d'effets, tout comme la circulaire de 1804 qui demandait aux préfets et aux maires, face aux désastres causés par les incendies, de rechercher les moyens d'y remédier et de favoriser l'installation des sapeurs-pompiers676. Si bien qu'au moment de la promulgation de la circulaire MONTESQUIOU677, en 1815, de fortes disparités et inégalités caractérisaient les régions françaises. Hubert LUSSIER, dans son ouvrage consacré aux sapeurs-pompiers sur la période du XIXème siècle, estimait, à cette date, leur population à 8.000 individus678 ; ce qui était en fait très peu et ce qui explique sans doute l'importance encore des sinistres et la considération faite de l'incendie comme d'un fléau. Cette circulaire se voulait propre à définir un cadre d'organisation générale pour les corps déjà formés, à avaliser ceux déterminés sans l'autorisation du gouvernement et à étendre l'utile institution à toutes les communes de France où elle ne serait pas encore composée679. Elle donnait ainsi plusieurs prérogatives aux maires, sous le contrôle du représentant de l'Etat, comme l'édition du règlement ou certaines désignations. Elle imposait, enfin, aux corps qui seraient composés le port d'un signe distinctif, casques, médailles ou écharpes. Seulement le régime d'organisation, tel qu'il était défini, ne se répandit que partiellement. Dès lors, et en toute logique, son application fut très incomplète et non diffuse. Il faudra en fait attendre la loi de 1831 sur la Garde Nationale pour voir un nouvel élan donné dans la composition des unités de sapeurs-pompiers, mais alors dans un nouveau cadre juridico-administratif.

Notes
657.

Se prémunir de la flamme, limiter ses effets, combattre ses écarts sont des fondements récents à l'échelle des temps historiques bien que des mesures sommaires aient été prises, çà et là, pour éviter que des incendies ne se déclenchent ou, à défaut, ne transforment un quartier ou une ville en un vaste champ de ruines.

658.

Plusieurs événements, y compris, pour certains, récents en portent une illustration.

659.

DOLLINGER R. (sous la direction du colonel pour l'édition française) - Objectif brûlant, les sapeurs-pompiers du monde, Paris, Editions et diffusions internationales, 1984-1993, 8 vol. (tome 2 : Origine et évolution des sapeurs-pompiers, 1984, 287 p. ; pp. 21 et suiv.).

660.

Jusque là, nos connaissances archéologiques et anthropologiques sont trop incomplètes et superficielles pour donner un sens, par exemple, à des hiéroglyphes. En revanche, il ne fait aujourd'hui pratiquement plus aucun doute sur l'organisation, vérifiée, de système de surveillance. Ce procédé donnait aux populations le temps de mettre leurs biens à l'abri avant que le feu ne fasse "son office" sur un habitat. Concernant l'époque romaine, AUGUSTE, empereur romain, organisa un corps de 600 vigiles auquel il pourrait être attribué, selon la définition du XIXème siècle (RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238. Section I, alinéa n° 1 : "(...) les corps de sapeurs-pompiers sont des corps spécialement organisés dans le but de porter secours en cas d'incendie (...)"), le qualificatif de sapeurs-pompiers -sous l'interprétation des rangs composés d'hommes rompus aux missions d'intervention contre le feu- ou au moins d'unités de secours et de protection.

661.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238. Si devant l'importance des destructions par le feu, Mérovingiens et Carolingiens promulguèrent seulement quelques ordonnances, ils n'en organisèrent pas moins la première forme du guet. Celui-ci était composé d'un groupe d'individus désignés et avait pour mission de remédier à certains des périls et maux qui affectaient les populations urbaines telles que les déclarations d'incendie. Une ordonnance de 1254 et plusieurs arrêtés pris successivement de 1265 à 1271 confirmèrent les obligations et la composition du guet qui, du guet bourgeois, commençait à basculer vers un guet de métiers.

662.

BELTRAMELLI R. / FAURE A. - Le feu, Paris, Presses Universitaires de France, 2ème éd., 1969, 128 p. ;
pp. 24 et suiv. Actes de 1363 et 1367 définissant de manière formelle le guet assis.

663.

En 1524, une prescription de François 1er créa les quarteniers, magistrats qui avaient en charge le service d'incendie dans chaque quartier des grosses cités urbaines et dont le recrutement se tournait généralement vers les compagnons du bâtiment et les gens de métiers, souvent habiles dans une maîtrise technique, y compris celle devant conduire à la destruction d'un édifice lorsque était pratiquée la part du feu. Ce mode de recrutement établira d'ailleurs, pour un temps, les professions dans lesquelles les pompiers, jusque sur le milieu, voire la fin, des années 1800, seront recrutés.

664.

CART-TANNEUR Ph. / LESTANG J.C. - Sapeurs-pompiers de France, Paris/Barcelone, B.I.P/Solo,
2ème éd., 1986, 240 p. ; pp. 28 et suiv.

665.

AML, 1270 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Incendies : - Rapports ; 1852-1879. Dans un rapport du 09/05/1859, le commandant note l'empressement avec lequel les moines des congrégations religieuses continuent de prêter leur concours dans l'attaque et l'extinction des foyers d'incendie ; dans le cas présent, par leur participation à la chaîne d'alimentation en eau des agrès.

666.

Ibidem 277.

667.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238.

668.

Idem 277 ; pp. 32. et suiv.

669.

Ibidem 280.

670.

Ibidem 280. Le patronyme de cet homme est aujourd'hui sujet à beaucoup d'interrogations comme sa filiation et sa généalogie. Le propos, qui n'est pas ici celui de ce personnage, s'en tiendra donc à l'usage du nom précité.

671.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. L'évocation est contenue dans différents documents officiels. Cette date est également avancée par les quelques auteurs locaux qui se sont intéressés à l'histoire des soldats du feu lyonnais ou par H. LUSSIER.
La disparition de l'acte en lui-même ne permet pourtant aujourd'hui qu'une supposition. Le fait est donc donné à titre informatif, ce qui justifie l'emploi du conditionnel.

672.

CHARLETY S. - Histoire de Lyon (depuis les origines jusqu'à nos jours), Lyon, A. Rey et Cie, 1903, 312 p. ; p. 259. Cet auteur écrit que les pompiers seraient organisés en la ville de Lyon depuis l'incendie de la salle de spectacles qui eut lieu en 1722. Peut-être la confusion est-elle faite là avec les charpentiers et leur escouade qui assuraient la veille et la lutte contre le feu depuis le milieu du XVIIème siècle, et la dénomination de pompiers mal employée.

673.

ALLEMANDOU P. / FUSILIER R. - Traité sur l'organisation des corps et le statut des sapeurs-pompiers communaux, Paris, SERPIC/France-Sélection, 1968, XL-475 p. ; pp. 15 et suiv.

674.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. ; p. 15. Arrêté du 13 brumaire an V (03/11/1796).

675.

RIBOUT Th. - Corps législatif – Commission du conseil des Cinq Cents – Vues et projets de résolutions présentés par Thomas Ribout sur les moyens de rendre les incendies plus rares et moins funestes, Paris, Imprimerie Nationale, 1799, 134 p. ; pp. 48 et suiv.

676.

Ibidem 287.

677.

Abbé de MONTESQUIOU, ministre de l'Intérieur de Louis XVIII.

678.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. ; p. 24.

679.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238. Circulaire du 06/02/1815. Hors la ville de Paris dont l'organisation était devenue militaire.