2. DE LA GARDE NATIONALE AUX CORPS DE SAPEURS-POMPIERS

L'instauration d'un cadre juridique applicable à l'ensemble des corps de sapeurs-pompiers français date donc du début du XIXème siècle680. Ce siècle révélera toute la dimension et l'importance de cette institution et sera marqué par un processus évolutif dans lequel les progrès techniques, le risque, et la demande croissante de sécurité de la part des populations obligèrent les municipalités et les pouvoirs publics à prendre une responsabilité de plus en plus manifeste, à s'impliquer de manière grandissante dans la défense des richesses et des personnes faces aux destructions par le feu et, logiquement, dans la composition des corps de sapeurs-pompiers. Il faudra néanmoins attendre la loi du 22 mars 1831 sur la Garde Nationale, et son article 40, pour voir les créations d'unités et les effectifs de sapeurs-pompiers augmenter significativement681. Cet article 40 spécifiait notamment que "‘partout où il n'existe pas de corps soldés de pompiers, il sera autant que possible organisé par le conseil de recensement des compagnies ou subdivisions de sapeurs-pompiers volontaires faisant partie de la garde nationale"’ 682. Cette disposition demeurait, en fait, le constat d'une situation. A la veille du rendu de cette loi, peu de communes possédaient les ressources nécessaires pour entretenir un corps soldé. Les formations de corps n'auraient donc pas pris autant d'extension si la loi de 1831 n'avait pas institué la Garde Nationale dans toutes les communes de France et n'avait autorisé la constitution de corps de sapeurs faisant partie de la Milice683 ; tout au moins, pas aussi rapidement et ceci, pour une simple raison qui était l'obligation du service, toutefois sans rémunération, de la Garde Nationale684. La charge et l'implication budgétaire des communes s'en trouvaient dès lors supprimées et l'obligation du service déterminait l'effectif potentiel. Car, de plus, si nul n'était tenu d'entrer dans les corps de pompiers qui étaient constitués à cette occasion, l'inscription sur les contrôles de sapeurs-pompiers dispensait du service ordinaire de la Garde685. Le recrutement s'opéra donc d'autant plus facilement ; ce que notait Hubert LUSSIER dans le détail de ses communications d'effectifs par la présentation d'un état de 54.700 sapeurs-pompiers gardes nationaux sous l'application de la loi de 1831686. La croissance paraît remarquable surtout à la mesure de l'état de 1815 qui dénombrait, lui, 8.000 hommes du feu. Le processus ne cessera de se confirmer malgré les soubresauts politiques, les transformations de statuts et la suppression des gardes nationaux.

Cependant, dans l'application de cette loi, allait en fait percer une dualité de statuts jusqu'à la dissolution définitive de la Milice nationale, en 1871687. La coexistence se fixera entre les sapeurs-pompiers municipaux et les sapeurs-pompiers gardes nationaux, état que n'affectera d'ailleurs pas la dissolution puis la réorganisation de la Garde par décret de 1852688. Ce sera bien là une situation particulière. C'est d'ailleurs vraisemblablement cette circonstance qui fondera, pour partie, la tradition militaire dans laquelle évolueront les soldats du feu jusqu'à la veille de la guerre de 14-18. C'était toutefois une dualité déséquilibrée. Les corps municipaux, entretenus et soldés par les communes, qui n'empruntaient à l'organisation militaire que le costume, l'armement et la dénomination des chefs, ne représentaient, en effet, au tournant du XIXème siècle, que 97 sociétés689 ; ce qui était très peu. L'idée de l'engagement financier qu'il fallait assumer peut en expliquer la raison. Seulement, d'autres faits pouvaient également donner une argumentation en ce sens. Constituer un corps dans le cadre de la Garde n'avait pas uniquement des avantages que pour les communes. Il pouvait également en procéder pour les hommes, ce qui décidait d'un atout supplémentaire. Certes, en incorporant la Milice, les sapeurs renonçaient à l'indemnité que quelques-uns touchaient ou auraient touché sous le régime de la municipalité. En revanche, il leur était donné de bénéficier d'avantages, et non des moindres, comme de prétendre, en cas de blessures, à des pensions ou à des secours. Ces privilèges leur étaient conférés par l'article 137 de la loi de 1831690. Ces droits, les pompiers organisés sous le statut municipal n'en disposeront, eux, qu'exceptionnellement et sur décisions communales jusqu'à la promulgation de la loi de 1851691. Par cet acte, il sera alors établi la première des reconnaissances uniforme de la fonction de ces hommes et du danger pour leur personne et, indirectement, pour leur famille. Il devient surtout aisé, à la lecture des mesures issues de la loi de 1831, d'imaginer l'impulsion qui put être donnée dans la création des corps de sapeurs-pompiers. Ces créations étaient, certes, facilitées par le cadre législatif mis en place mais étaient surtout le reflet et la correspondance, réels et concrets, à un besoin : la garantie face aux flammes. Cette préoccupation était autant locale que gouvernementale. Elle exprimait une inquiétude face à laquelle les pouvoirs, qui ne disposaient d'aucun moyen d'obligation, ne pouvaient participer qu'à la faveur d'incitations au titre, par exemple, des compositions au sein de la Milice.

Les sapeurs-pompiers de la ville de Lyon ont toujours eu un caractère municipal ; ce qui signifie qu'à aucun moment de leur histoire une confusion ne peut s'opérer avec la Garde Nationale. En fait, lorsque la loi de 1831 reçut son application, Lyon s'était déjà doté d'un corps de sapeurs-pompiers régulièrement organisé692. Il n'y avait donc aucun intérêt à ce que l'unité soit dissoute et reformée sous le régime de la Garde. Ces formations, sous le régime de la Milice, doivent d'ailleurs être prises avec précautions. Il n'y eut en fait jamais de totales confusions entre les deux structures qu'étaient la Garde et les corps de pompiers composés dans le cadre de cette dernière. Lors de la dissolution des gardes nationaux, en 1852, sous la crainte d'un soulèvement du peuple armé, les sapeurs-pompiers ne furent, ainsi, nullement "inquiétés"693. Les hommes étaient pourtant armés mais leur fonction trop utile pour les désorganiser institutionnellement. Ils ne semblaient pas non plus représenter une menace pour l'ordre public. Pourtant, ils subirent indirectement le contrecoup de cette loi. Plus généralement, ce sont la sécurité et le service incendie qui encaissèrent la plus forte répercussion. Par la désorganisation de la Garde se profilait une désorganisation des compagnies de sapeurs-pompiers. La réformation de la Milice, uniquement sur certains points du territoire, induisait forcément que le service de la Garde devenait un office sans obligation pour les communes où la formation n'était pas reconduite ; ce qui signifiait, dans le cadre de l'unité de pompiers, la disparition de celle-ci si les finances municipales ne permettaient pas d'en reprendre la charge. Il y eut bien une conséquence sur le nombre des compagnies de sapeurs-pompiers mais qui demeura moins forte qu'il était possible de la concevoir, essentiellement parce qu'il était maintenant donné des prérogatives à la fonction de sapeur-pompier. Ces avantages restaient encore modestes, proportionnellement au service, mais contribuèrent à atténuer quelques-uns des effets négatifs qu'aurait pu introduire la dissolution de 1852. Tel sera, par exemple, le rôle de la loi prise au titre des secours et pensions à accorder aux pompiers victimes de leur dévouement, à leurs veuves et à leurs orphelins694. De plus, les hommes conservaient des droits comme celui d'être armé. C'était un privilège et il établissait indéniablement un attrait au niveau de la participation des hommes aux compagnies695. D'une manière plus générale, l'utilité de l'institution était enfin devenue flagrante et aux yeux de tous : population, pouvoirs, édiles, et monde économique.

A la dissolution définitive de la Garde Nationale se suppléa réglementairement un décret d'administration publique des corps de sapeurs-pompiers696. Il s'agissait d'une désorganisation qui ne touchait que la Milice reformée dans le cadre de la loi de 1852. Une exception était donc donnée, encore une fois, aux corps de pompiers, des compagnies à l'organisation et à l'effectif desquelles il ne devait être apporté aucun changement par les autorités locales jusqu'à ce qu'un nouveau règlement soit déterminé. Ce sera chose faite à la fin de l'année 1875 ; ce qui supposait, sur ce laps de temps, que les corps qui étaient issus de la Garde continuèrent de fonctionner dans leur état, armés, hormis leur passage d'un statut militaire à un statut civil et municipal. Ce laps de temps, écoulé entre la suppression de la Milice et la publication du règlement de 1875, correspondait en fait à la question de l'armement des soldats du feu. La réponse à l'interrogation ne sera seulement tranchée par l'Assemblée Nationale qu'au moment de la discussion de la loi des cadres de l'armée697. La décision sera alors prise de conserver le droit d'être armé aux sapeurs-pompiers. Ce choix fixait, avant tout, sa raison sur le recrutement et pour lequel les pouvoirs publics fondaient plusieurs craintes. Conserver la jouissance des armes aux hommes entrait dans les facteurs propres à influencer la décision de l'engagement. Par ce décret de 1875, il était, plus spécialement, créé un régime identique à tous les sapeurs-pompiers de France. L'acte, s'il imposait plusieurs règles, avait pour principal objectif le concours à la stabilité et à la sécurité des structures existantes ou à composer, notamment au travers de l'engagement quinquennal des hommes et de l'engagement financier des communes sur une durée déterminée698. C'était là un moyen de procéder à une nouvelle reconnaissance des unités de sapeurs et des hommes qui les composaient. C'était presque déjà une gratitude et pour le moins une légitimation que la loi de finances de 1898699 et le décret de 1903 confirmeront par plusieurs de leurs aspects.

La seconde moitié du XIXème siècle sera aussi le temps de l'expression d'un esprit de corps autour de cette fonction que matérialisait le service du feu. Ce sentiment ira en s'exacerbant au fur et à mesure que les années s'écouleront et que le XXème siècle se rapprochera. La perception passera par la création d'une fédération, en 1882700, pour aller jusqu'à la formation d'un conseil supérieur des sapeurs-pompiers, en 1907701. Ces caractères fondaient l'importance que prenaient l'institution comme le groupe social dans la société moderne ; un rôle tellement manifeste dans la sécurité des biens et des personnes que les préoccupations gouvernementales sur l'extension de la structure conduiront plusieurs réformes de statuts. C'était d'ailleurs une motivation que les cadres de la fédération relayaient dans leur congrès comme à Paris en 1900, où parmi les sujets de réflexions était portée l'étude des modes et moyens pour établir des corps de sapeurs-pompiers dans les villes et villages qui en étaient encore dépourvus702. D'une façon générale, les compositions d'unités connurent sur l'ensemble du XIXème siècle une évolution croissante pour fixer un total de 332.000 soldats du feu à la veille de la Grande Guerre703. Néanmoins, deux périodes de phases descendantes ont marqué l'histoire de l'institution : l'après conflit franco-prussien, avec notamment la perte de l'Alsace et la Lorraine, régions où les corps étaient en nombre important, et l'influence du recul du militarisme à la veille des années 1900704. Sur l'ensemble, l'avènement des régimes autoritaires ou monarchiques a généralement correspondu à des poussées de créations ; le fondement de nouveaux principes politiques avec une refonte des statuts administratifs et juridiques705. De ce remodelage, les principaux exemples seront les décrets de 1875 et de 1903. Toutefois, si le processus évolutif allait en s'accroissant, des inégalités régionales subsistaient, des déséquilibres dont l'origine ne se déterminait pas foncièrement sur le risque incendie mais sur un ensemble de paramètres dont l'état de la menace n'était qu'un élément. Les finances, la disponibilité de matériels, l'attrait humain pour l'institution en déterminaient d'autres. Sur tout le long du XIXème siècle, la variation des statuts s'est en fait principalement polarisée sur deux axes : la relation à la Milice, jusqu'en 1871, et à l'armée ; la dépendance vis-à-vis de l'Etat et des communes706. Les corps de sapeurs-pompiers sont, par exemple, restés armés jusqu'à l'entre deux guerres, ce qui supposait des relations particulières entre ministères. Sous d'autres aspects, la décision de composition appartenait toujours au premier édile municipal mais sous approbation du préfet, voire du gouvernement pour les corps à l'effectif important. La nomination des officiers demeurait un droit de l'Etat et non pas communal ; ce qui, forcément, impliquait une dépendance entre pouvoirs publics. Ces relations, pour le moins entremêlées, reflétaient, tantôt le contexte, tantôt les préoccupations dont la ville de Lyon, par certains côtés, notamment sur la période 1851-1881, portera le témoignage.

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Document n° 13 : Evolution des effectifs et du nombre des corps de sapeurs-pompiers français sur la période 1835-1914 (exprimés en milliers)

Notes
680.

Idem 291 ; p. 13.

681.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Loi sur la Garde Nationale du 22/03/1831.

682.

Ibidem 294.

683.

Ibidem 294.

684.

Ibidem 294.

685.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Loi sur la Garde Nationale du 22/03/1831.

686.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. ; pp. 24 et suiv.

687.

Bulletin des lois – 1871 ; Bull. n° 60, tome III, pp. 90-91. Décret du 25/08/1871 sur la dissolution de la Garde Nationale.

688.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1852 ; pp. 11-16. Décret du 11/01/1852 sur la dissolution des gardes nationales sur toute l'étendue du territoire et leur réorganisation sur de nouvelles bases dans les localités où leur concours sera jugé nécessaire au maintien de la défense de l'ordre public (23 articles).

689.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret.

690.

Ibidem 298.

691.

Bulletin des lois – 1851 ; Bull. n° 375, tome VII, pp. 447-449. Loi du 05/04/1851 (propositions du 27/02 et du 12/03) sur les secours et pensions à accorder aux sapeurs-pompiers municipaux ou aux gardes nationaux victimes de leur dévouement dans les incendies, à leurs veuves et à leurs enfants.

692.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Au moment de la loi de 1831, la ville de Lyon est défendue par un corps de pompiers dont le règlement avait été approuvé par un décret impérial du 22/01/1808.

693.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1852 ; pp. 11-16. Décret du 11/01/1852 sur la dissolution des gardes nationales sur toute l'étendue du territoire et leur réorganisation sur de nouvelles bases dans les localités où leur concours sera jugé nécessaire au maintien de la défense de l'ordre public (23 articles).

694.

Bulletin des lois – 1851 ; Bull. n° 375, tome VII, pp. 447-449. Loi du 05/04/1851 (propositions du 27/02 et du 12/03) sur les secours et pensions à accorder aux sapeurs-pompiers municipaux ou aux gardes nationaux victimes de leur dévouement dans les incendies, à leurs veuves et à leurs enfants.

695.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret de 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret.

696.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles).

697.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret de 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret.

698.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles). Article n° 6 sur l'engagement des communes et article n° 7 sur l'engagement des hommes.

699.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238. Loi de finances du 13/04/1898, articles n°s 17, 18 et 59.

700.

Le sapeur-pompier, numéro spécial, 1982. L'idée est lancée en 1881 par le capitaine Charles MICHEL.
Les statuts seront approuvés le 24/03/1882.

701.

Journal Officiel – 1907 ; n° 76, 18/03/1907, pp. 2185-2186. Décret du 14/03/1907 qui institue auprès du ministre de l'Intérieur un conseil supérieur des sapeurs-pompiers. Ce comité avait une charge qui se focalisera sur l'étude et l'examen de toutes les questions concernant l'organisation, le fonctionnement et le développement des services de secours contre l'incendie.

702.

Fédération Nationale des Sapeurs-Pompiers Français. - Congrès international des sapeurs-pompiers (12/08/1900) – Compte-rendu, Versailles, Imp. Pavillet, 1900, 80 p.

703.

Voir le document n° 13 : Evolution des effectifs et du nombre des corps de sapeurs-pompiers français sur la période 1835-1914 (exprimés en milliers). Les chiffres présentés sont issus de données communiquées au gré des chapitres de l'ouvrage de Hubert LUSSIER.

704.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. ; pp. 24 et suiv.

705.

Ibidem 317.

706.

Ibidem 317.