B. ENJEU ET POUVOIRS NATIONAUX

1. LE DÉCRET DE 1875

Au sortir de l'événement conflictuel de 1870-1871, la France est une nation politiquement fragile. La République est installée mais sur des fondations encore instables. Cette fragilité caractérisera le nouveau régime jusque, pratiquement, la fin des années 1870. C'est dans cette période, le 29 décembre 1875 exactement, que sera décrété un acte fondamental pour les sapeurs-pompiers français ; un décret qui allait donner un nouvel élan à la reconnaissance des hommes qui composaient les corps, à la fonction qu'ils occupaient707. Il s'agissait d'une reconnaissance que chacun s'accordait déjà à leur concéder mais à laquelle manquait encore une certaine solennité, un fondement officiel. L'acte de 1875 suivait, en fait, la dissolution de la Garde Nationale à laquelle un règlement devait pallier en ce qui concerne les corps de sapeurs-pompiers qui, eux, demeuraient formés. Seulement, la disparition de la Milice était intervenue en 1871. Cela supposait la persistance, entre ces deux dates, d'une situation précaire et confuse puisqu'il n'existait plus de textes officiels sur lesquels s'appuyer pour gérer le fonctionnement des corps de pompiers hors organisations municipales. Ce n'est pas sur la rédaction d'une nouvelle réglementation contre laquelle butaient les pouvoirs publics, et notamment l'Assemblée, mais sur des points de détail qui, remis dans le contexte, essentiellement politique, revêtaient un caractère fondamental708. La question qui préoccupait, à cet instant, et de façon centrale, le législateur était celle de l'armement, interrogation dont il a déjà été maintes fois fait évocation dans les pages précédentes mais sans en donner toute la dimension et sur laquelle il sera nécessaire de revenir.

Jusqu'à ce que le décret de 1875 entre en application, toute création de corps était prohibée ainsi que les augmentations d'effectif. Le premier objectif du gouvernement était de provoquer, par l'intermédiaire de ses représentants administratifs, auprès des préfets notamment, une enquête nationale. Cette instruction avait pour but de déterminer qu'elle était la manière la plus adaptée sur les mesures à prendre pour assurer la pérennité des services d'incendie, leurs qualités comme leur attrait, et la reconnaissance concrète des hommes qui en formaient les rangs709. La première des interpellations se fixa quant à savoir si les sapeurs-pompiers devaient être considérés comme civils ou militaires710. A cette demande, l'article 2 du décret de 1875 mettait un terme en stipulant que les hommes relèveraient du Ministère de l'Intérieur711. Les corps seront donc considérés comme une institution civile. La seconde interpellation dérivait de la première et se calquait sur la confusion opérée jusqu'en 1871 entre sapeurs-pompiers et gardes nationaux, entre ministère civil et militaire, entre service d'incendie et service d'ordre, et donc armé. L'interrogation de l'armement des soldats du feu a été à l'origine de l'ajournement et du rendu tardif de l'acte de 1875 quant à savoir si une institution civile pouvait être armée. Il sera répondu à la question par l'affirmative en fondant l'argumentaire sur l'attrait du port de l'arme et l'attitude jusque là sans équivoque des hommes. Sera ainsi évoqué un privilège dont jouissaient, pour l'heure, les sapeurs-pompiers et dont la disparition pouvait compromettre sérieusement le recrutement712 ; un droit que le comportement des corps ne déterminait pas à supprimer. Aussi, le rapporteur du texte précisait-il qu'il n'y avait aucun danger à craindre : "‘Toujours, en effet, les sapeurs-pompiers se sont montrés animés d'un excellent esprit, et les précautions dont je propose d'entourer leur organisation nouvelle permettent d'espérer que ces corps resteront plus que jamais des corps d'élite, aussi dévoués à l'ordre public que prompts à donner en toute occasion l'exemple du courage et des sacrifices"’ 713. La question était donc entendue et réglée quelques mois avant la communication du décret de 1875714. Les pompiers continueraient d'être armés, cependant sans le critère d'une obligation. Ils demeuraient dès lors assujettis à une demande et à un assentiment de l'autorité militaire pour toute réunion en armes.

A la date de publication de l'acte, les corps de sapeurs-pompiers disposaient d'un délai d'un an pour être réorganisés et, pour les communes qui n'en possédaient pas ou s'apprêtaient à en composer un, le faire dans le cadre de l'acte législatif. Aucune obligation légale ne pouvait déterminer une municipalité à s'engager dans l'entretien d'une unité. Tout était en fait le jeu d'incitations au premier ordre desquelles se fixaient, bien évidemment, les devoirs de prévention des sinistres et de participation à l'atténuation des maux. Les communes qui souhaitaient conserver le bénéfice d'un service d'incendie comme celles qui désiraient en créer un, devaient s'engager à subvenir pendant au minimum 5 ans aux dépenses du service715. C'était là une nécessité et une préoccupation gouvernementale pour éviter de voir des corps, sitôt organisés, sitôt supprimés. C'était aussi une façon d'engager les communes face aux hommes et de garantir à ceux-ci des avantages, qui pourraient être définis aujourd'hui comme sociaux, à leur fonction. D'ailleurs, les municipalités qui souscrivaient à l'engagement de constitution étaient également tenues de déclarer quels avantages elles comptaient offrir aux sapeurs716. La caisse de secours et de retraite y faisait figure de référence. Selon le rapporteur du texte, c'était parmi les meilleurs moyens de faciliter le recrutement717. Il y avait toutefois une difficulté qui résidait dans les ressources communales. Toutes les municipalités ne pouvaient, en effet, assurer des retraites, même très minimes. Le gouvernement était conscient des limites mais décidé à encourager les créations de caisses dans toutes les localités où la mesure ne rencontrerait pas d'obstacles insurmontables718 ; des créations qui prendront, soit la forme d'un établissement d'utilité publique, conformément à la loi de 1851719, soit la forme de société de secours mutuels. L'institution de ce type de caisses n'exemptait toutefois pas les communes des obligations légales que lui imposait la loi de 1851 à l'égard des sapeurs-pompiers blessés au cas où les ressources des caisses viendraient à faire défaut. Par l'intermédiaire de ces droits, les pouvoirs publics espéraient ainsi concourir à la bienveillance et aux encouragements que méritaient les hommes qui formaient les rangs des corps de sapeurs-pompiers720.

Parmi les mesures qui devaient assurer la pérennité des organisations de services d'incendie figurait également l'engagement quinquennal des hommes721. Cette prescription était prise dans un but : assurer la stabilité des effectifs dans la composition des compagnies. Cette mise en place se faisait donc autant dans l'intérêt des communes que des sapeurs formant les rangs. Pour la municipalité, c'était un moyen d'éviter que les corps ne se désorganisent par des démissions injustifiées. Pour les sapeurs-pompiers, c'était une manière de donner une garantie à l'acquisition de droits que seule la participation durable et convenable au service leur ouvrait. Dans le cadre de l'application du décret de 1875, le rôle de recomposition de l'effectif appartenait à une commission réunie sous la présidence du maire722. Cette modalité donnait aux édiles municipaux un droit sur une institution dont la dépendance à la commune allait devenir étroite. Ce comité avait donc en charge l'examen des demandes d'admission et l'arrêt définitif des contrôles au cas d'une réorganisation. Cette liberté donnait le soin aux municipalités de former finalement un corps correspondant, par certains aspects, à l'image d'un profil politique, celui du régime ou celui du conseil municipal. Néanmoins, le principal but restait le don de garanties sérieuses par la mise à l'écart des mauvais éléments car ‘"le titre de sapeurs-pompiers devait continuer à demeurer un titre d'honneur"’ 723. Si la structuration définissait, par plusieurs aspects, une liberté municipale, un pas vers la décentralisation selon Joseph BOUISSOU724, la création définitive ne pouvait se faire que sur autorisation préfectorale, ou ministérielle dans quelques cas725. De plus, les officiers demeuraient nommés par décret du Président de la République et pour 5 années726 ; lesquels officiers, en vertu de l'article 5, avaient un pouvoir de nomination des sous-officiers et des caporaux. La liberté communale demeurait donc toute relative. Par l'intermédiaire de ces nominations, le moyen était conservé au gouvernement d'exercer, sous un certain angle, un pouvoir de contrôle et de sécurité publique sur les corps. Quant à la désignation pour 5 ans, elle répondait à différents objectifs dont ceux du maintien de la bonne organisation et de la discipline que des changements intempestifs pouvaient compromettre727. Toujours sous le rapport humain, l'acte de 1875 définissait également les critères et les catégories de population aptes à s'engager au service du feu728. Ces modalités n'étaient, en fait, pour la plupart, que la survivance de déterminations issues des temps anciens : les métiers du bâtiment, les ouvriers d'art, les anciens militaires par exemple729.

La principale mission qui était confiée aux hommes était, logiquement, celle du service de secours contre l'incendie730. Seulement, du fait de la conservation d'un armement, il était par ailleurs inscrit au titre de leurs devoirs celui du service d'ordre731. Cet office, ils ne pouvaient l'accomplir que sur une réquisition des autorités civiles et de manière exceptionnelle. Surtout, l'acte de 1875 reconnaissait l'utilité et l'usage des sapeurs-pompiers dans la pratique de secours autres que celui de l'incendie : pour des inondations, des éboulements, par exemple732 ; des services déjà exécutés par de nombreux corps, y compris à Lyon, où les soldats du feu s'illustrèrent, notamment, pendant les terribles inondations de 1856733. L'office du feu était réglé par des consignes de services qui étaient arrêtées sur proposition du chef de corps par le maire et soumises à une approbation préfectorale734. A ce règlement s'ajoutaient, sous l'assentiment de l'autorité municipale, des ordres relatifs au service ordinaire, aux revues ou aux exercices et manoeuvres. C'est dans ce dernier cadre qu'entraient, notamment, les autorisations d'assister, en armes, à des cérémonies publiques ou à des rassemblements associatifs, vecteurs de l'image et du reflet de l'institution auprès des populations. Si la promulgation d'un règlement avait pour motivation de codifier le service d'incendie, il se chargeait, par ailleurs, de donner un cadre à des principes comme celui de la discipline. Il s'agissait d'une base nécessaire à la fonction d'homme du feu qui devait à la fois façonner l'obéissance et le symbole social des corps. L'article 23 du décret de 1875 établissait huit types de peines disciplinaires qui allaient de la plus mesurée, la réprimande, à la plus dure, la radiation définitive des contrôles. A l'application de cette dernière sanction, l'individu perdait tout les droits auxquels sa fonction aurait pu le conduire. Ces peines rajoutaient, dans un sens, une dureté au service pourtant déjà suffisamment éprouvant. Mais ces principes allaient à l'encontre de l'idée qui perçait dès lors dans l'esprit des populations et du gouvernement d'une fonction d'élite que devaient servir des hommes de bonne volonté et de bonne disposition, d'un service qui, au fil de l'avancée du siècle, démontra, en de nombreuses occasions, le courage et le dévouement qui en animaient les détenteurs. C'était d'ailleurs des sens auxquels l'attribution des médailles, d'or et d'argent, connotait une dimension encore plus forte à ces valeurs pour lesquelles les sapeurs-pompiers se distinguaient particulièrement ; des valeurs auxquelles la décision d'instituer un diplôme d'honneur pour les sapeurs qui compteront 30 années de service et qui auront constamment fait preuve de dévouement rajoutait une gratitude735.

Par cet acte de 1875 a donc été établi un régime identique à tous les sapeurs-pompiers, hors Paris dont le service de secours dépendait de l'autorité militaire. Différents objectifs guidèrent la rédaction dont les principaux fondaient la recherche de stabilité et de sécurité, autant dans l'exercice de la fonction que dans les compositions et le service d'incendie à proprement parler. Ce document aura valeur de référence jusqu'à ce qu'un nouveau règlement d'administration publique lui soit suppléé, en 1903736. Il imprimera donc ses préoccupations à toutes les organisations de corps pendant presque 30 années, intervalle de temps qui définit, pour plusieurs des auteurs qui ont travaillé sur les soldats du feu, "l'âge d'or" des sapeurs-pompiers dans la mouvance associative, c'est-à-dire avant que l'activité ne devienne une profession737. Le décret de 1875 portait en fait, par plusieurs de ces perspectives, autant les préoccupations politico-sociales de l'époque que les sollicitudes des pouvoirs envers la fonction : des préoccupations de sécurité publique dont les nominations d'officiers ou la jouissance de l'armement, sous conditions, portaient, par exemple, les traces ; des sollicitudes dont l'engagement des communes ou le relais de la loi de 1851 sur les secours et pensions donnaient la perceptibilité. C'était des concepts qui, pour les uns, n'auront plus de justification au moment du rendu du décret de 1903 ou qui, pour les autres, auront force de loi. L'arrêté de 1875 sera également l'accessibilité à l'exercice du droit communal en matière de gestion des risques, tel qu'il était sous-entendu dans la loi de 1790 et auquel la loi de 1884 détermina la réaffirmation738. Dans les compositions, le soin de formation, hors incitations gouvernementales, administratives ou issues des populations, était bien celui d'un choix municipal, celui du conseil. Les préfets, donc l'autorité politique, n'exerçaient qu'un unique droit de contrôle et d'approbation. Les pouvoirs étaient, ainsi, pour partie, dans les mains des édiles municipaux ; des fondements que le décret de 1903 ébranlera par quelques-uns de ses principes.

Notes
707.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles). Hors le corps de sapeurs-pompiers de la ville de Paris qui dépendait du régime militaire.

708.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret. Le projet de décret fut soumis au Conseil d'Etat en novembre 1872.

709.

Ibidem 321.

710.

Ibidem 321.

711.

Ibidem 320.

712.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret. Propos du rapporteur.

713.

Ibidem 325. Propos du rapporteur.

714.

Ibidem 325.

715.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles). Article 6.

716.

Ibidem 325.

717.

Ibidem 325.

718.

Ibidem 325 / idem 328. Article 30.

719.

Loi du 05/04/1851 sur les secours et pensions à accorder aux sapeurs-pompiers municipaux victimes de leur dévouement dans les incendies, articles 8 et 10.

720.

Ibidem 325.

721.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles). Article 7.

722.

Idem 334. Article 10.

723.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret.

724.

BOUISSOU J. - Le régime des sapeurs-pompiers, Toulouse, G. Mollat, 1911, 196 p.

725.

Idem 334. Articles 3, 6 et 12.

726.

Idem 334. Article 5.

727.

Ibidem 336.

728.

Idem 334. Articles 7, 8 et 9.

729.

Idem 334. Article 7.

730.

Idem 334. Article 1.

731.

Ibidem 343.

732.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 35 articles). Article 1.

733.

Le Salut Public du 17/05/1856 écrivait que la population se déplaçait en barques et bateaux dans la cité.

734.

Idem 345. Article 16.

735.

Idem 345. Article 32.

736.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1903 ; pp. 363-386. Décret du 10/11/1903 qui portait règlement d'administration publique sur l'organisation des corps de sapeurs-pompiers (7 chapitres et 73 articles), suivi du rapport au Président de la République.

737.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. / DALMAZ P. - Histoire des sapeurs-pompiers français, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, 128 p.

738.

ALLEMANDOU P. / FUSILIER R. - Traité sur l'organisation des corps et le statut des sapeurs-pompiers communaux, Paris, SERPIC/France-Sélection, 1968, XL-475 p. ; pp. 15 et suiv.