1. LE RISQUE DE LA "BRETAGNE"942

Le danger des feux de cheminée résidait dans les proportions que ceux-ci pouvaient prendre s'ils n'étaient pas, d'abord détectés, puis traités rapidement, surtout dans les constructions du XIXème siècle où il n'était pas rare que des pièces de bois traversent les gaines. Il en aurait été ainsi pour l'embrasement de la Place Morand, le 9 avril 1871, qui causa la mort de 3 sapeurs943. A propos de cet incendie, Le Courrier de Lyon du 11 avril écrivait, dans ses colonnes, que ce terrible brasier avait eu pour origine un feu de cheminée, considéré comme bénin à la première alerte faite à 9h00944. Le feu avait été considéré comme éteint mais, peut-être du fait d'un conduit en ligne brisée, avait pu se communiquer en d'autres recoins de la gaine. Le foyer, après avoir couvé, aurait alors abouti à l'extension de la conflagration et aux proportions gigantesques prises par celle-ci lorsque, vers 14h30, les pompiers furent prévenus de l'événement. Limiter les risques de déclenchement de feux dans les cheminées était donc d'une importance tout aussi catégorique que celle que revêtait l'incendie de tout autre espace. Le repérage de cette menace fut très tôt connu945. Des règlements de police, comme celui pris en 1672, faisaient, à cet effet, obligation d'entretien, de nettoyage et de réparation de tous les conduits desservant des foyers, quel que soit l'usage de ceux-ci946. Surtout, c'était là un danger continuel car l'âtre faisait partie des éléments essentiels de la société humaine.

Dénombrer les feux de cheminées est demeuré tout aussi aléatoire sur la période couvrant les années 1853-1880, selon les mêmes arguments que ceux évoqués dans la justification de la sous-estimation des incendies. A la non-conservation, ou à la perte de plusieurs années, s'ajoutait, lorsque l'information devenait disponible, le manque de suivi dans la rédaction des rapports. Trop nombreux étaient les feux sur lesquels n'intervenaient que 1 à 2 hommes qui ne jugeaient pas obligatoire de rendre compte de leurs actions. Seule la supposition peut donc donner un sens au nombre des feux de cheminée, encore qu'il soit impossible de lui accorder une quelconque fiabilité, même s'il ne s'agissait que d'une estimation. A partir de 1881, les chiffres deviennent accessibles par l'intermédiaire des rapports et registres et des Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon947 avec des réserves identiques à celles formulées sur le dénombrement à l'incendie, au moins jusqu'en 1884. Sur la période 1881-1897, les dénombrements proposés, et figurant notamment dans les pages du volume V, sont issus de ces deux précédentes sources. Il ne fut pas aisé de recomposer un état annuel complet des sorties du bataillon pour feux de cheminée de manière à mettre celui-ci en corrélation avec la situation proposée dans les Documents administratifs et statistiques. A partir de 1897, les répertoires fournis par ces deux recueils ont pu être mis en concurrence avec les recensements que proposait le Bulletin Municipal Officiel948. Selon des critères identiques à ce qui fut analysé concernant l'embrasement, il a en effet fallu opérer des recoupements dès l'accessibilité à plusieurs sources qui ont mis en lumière des écarts, des décalages, qui, encore une fois, comme pour l'incendie, ont eu les mêmes motifs en raison, notamment, de la confusion entre certains types de feux ou la comptabilité des fausses alertes. A partir de 1898, mieux que les rapports d'incendie, les registres de feux de cheminée sont devenus disponibles949. Dès lors, les confrontations ont été plus pertinentes. Dans tous les cas, à la date de disponibilité de ces rapports, l'usage qui sera fait des dénombrements s'appuiera sur les sorties comptabilisées par les chefs de postes ou le commandant du corps ; une comptabilité sur laquelle peu de doutes planent quant à des fausses déclarations et à de mauvais répertoires. Plus globalement, à la comparaison des totaux, ressortent les mêmes conclusions que celles mises en avant par le document n° 14950, essentiellement à la sous-estimation du Bulletin Municipal Officiel, les Documents administratifs et statistiques n'offrant ici que peu d'écarts avec les registres951.

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Graphique n° 8 : Evolution du nombre de feux de cheminée sur la période 1881-1913

D'une façon générale, les déclarations de feux de cheminée exprimeraient une tendance à la baisse sur la période 1884-1913952. Néanmoins, les variations sont ici beaucoup plus importantes que celles qui affectaient la courbe retraçant l'évolution du nombre des incendies mais il est difficile de repérer des phases. Les variations demeurent cependant très significatives de l'importance de ces déclarations dont les maximums se situeront pour les années 1891 et 1895, avec respectivement 290953 et 289954 feux recensés. Quant à la moyenne, elle s'arrondira à 230 feux de cheminée sur la période étudiée. C'est à la fois peu et beaucoup ; peu au regard de l'utilisation et du nombre des foyers en service, beaucoup à la lumière des conséquences que pouvait avoir chacun de ces sinistres. Comme dans l'analyse des embrasements, il ne s'agit ici que des feux sur lesquels le bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon était intervenu. Aucune comptabilité n'est faite, et n'est par ailleurs envisageable, des sinistres pour lesquels il n'y a eu aucun travail des services de secours. Seulement, dans le cadre des feux de cheminée, il est vraisemblable que cette sous-estimation soit importante pour ne pas user du qualificatif d'énorme, ce, pour une raison essentielle qui se fonde sur l'application du droit qui soumettait tous propriétaires et locataires qui n'avaient pas fait procéder à l'entretien de l'âtre et ses gaines à une amende. Dans de nombreux cas, notamment ceux relatifs à la négligence du ramonage, l'alerte n'était donnée que lorsqu'il paraissait inutile de vouloir éteindre le déclenchement sans l'aide des secours. Cette alarme tardive pouvait expliquer, par certains côtés, l'importance de plusieurs natures de feux comme les incendies d'appartements. Les dangers se multipliaient avec les constructions de gaine dévoyées et l'usage quotidien du foyer, y compris dans un usage professionnel comme pour les boulangers, un dernier état qui rajoutait à la menace le stockage des combustibles ; sans compter les nombreux métiers artisanaux qui pouvaient faire usage de la flamme sous la forme d'un foyer et qui, en cas d'accident, était noté comme feu de cheminée.

La préoccupation et l'enjeu étaient donc manifestes. Tout comme dans l'analyse se rapportant à l'embrasement sous une qualification plus classique, les mesures furent sans cesse renouvelées. Les autorités publiques prendront, à cet effet, de nombreux arrêtés955. Et la presse en assura, dans une certaine mesure, la diffusion ou rappellera le bénéfice de faire procéder au ramonage des cheminées au titre de la sécurité publique. Ces rappels se faisaient généralement à l'entrée de l'hiver. C'était une manière d'attirer l'attention des propriétaires ou des locataires sur leurs obligations qui, à la lecture de certains articles, ne déterminaient pas toujours le respect, y compris vis-à-vis de la propriété à autrui. Ainsi, Le Progrès de janvier 1882 contenait-il plusieurs allusions aux faits comme à la recrudescence des déclarations : ‘"Ramonez les cheminées. Ou ce cri à l'usage des petits’ ‘savoyards n'arrive pas aux oreilles des habitants de la bonne ville de Lyon, ou bien on ne fait pas cas de lui ; car les feux de cheminée se multiplient depuis quelques jours avec une persistance inquiétante. (...). Allons, naturels de la Savoie, faites donc entendre de plus belle, et de votre voie la plus claire, le cri qui est comme le signal de l'entrée de l'hiver"’ 956. L'évocation de "persistance inquiétante" se vérifiait et se relayait par une nouvelle chronique publiée quelques jours plus tard : ‘"On ne les comptera bientôt plus ! Nous voulons parler des feux de cheminées. (...). Est-ce que par hasard les petits savoyards se seraient mis en grève ? On serait, ma foi, tenté de le croire"’ 957. Au titre des déclarations, janvier et tous les mois de la saison d'hiver resteront des périodes de fortes interventions pour les sapeurs-pompiers958. Chaque courbe illustrant le dénombrement annuel des feux de cheminée en porte, plus ou moins fortement, la trace959. De manière très générale, le mouvement matérialiserait des départs fréquemment importants jusqu'au mois d'avril avant une baisse et l'expression de nombres moyens ou faibles jusque, généralement, en décembre où les sommes réamorçaient une croissance. Cette tendance ne se modifiera que très subrepticement au début du XXème siècle, parfois exceptionnellement sur l'une ou l'autre des années, en coordination avec une application plus stricte des règlements de police et du respect des actes de prévention.

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Graphique n° 9 : Evolution de la moyenne des pertes approximatives exprimée en francs sous le rapport des feux de cheminée pour les années 1886 à 1913

La cheminée représentait donc un péril. Les dommages que ce danger occasionnait n'atteindront jamais des sommes trop considérables bien qu'un feu ne produisant que 40 francs de dégâts puisse déjà représenter un chiffre notoire pour un ménage ouvrier. La correspondance ne se fait pas nécessairement entre les années pour lesquelles il a été dénombré le plus de feux de cheminées et un état des pertes approximatives élevé. Les années 1891 et 1895 ont été présentées comme les deux dates qui portaient les sommes de déclaration les plus importantes. Sous le rapport aux pertes, si l'évaluation est indisponible pour 1891, l'an 1895 produisait une estimation de 9.300 francs960 ; ce qui demeurait, somme toute, modeste par rapport à l'année 1909 où l'état des pertes approximatives donnait 18.115 francs pour 224 feux de cheminée961 ; un décalage des dommages qui s'exprimait à la hausse pour une hauteur de 94,8 % alors que le nombre des déclarations subissait, dans le même temps, une décroissance de 29 %. Certes, ce sont là deux dates séparées par 14 années qui ne pourraient refléter normalement une tendance générale. Pourtant, celle-ci suivra le même mouvement, au moins jusqu'en 1911, c'est-à-dire une baisse des déclarations et une hausse des dégâts962. D'abord, parce que procéder à l'extinction d'un feu de cheminée ne pouvait se faire sans un minimum de déprédations ; surtout parce que les matériaux détruits seront de plus en plus des matériaux coûteux, utilisés dans l'amélioration de l'habitat, et que les valeurs et les biens à disposition des ménages iront en s'accroissant. Il s'agit ici d'une analyse générale puisque, comme le montre le graphique, d'imposantes variations sont notables sur la période 1886 à 1911. L'écart des moyennes ira ainsi de 17 francs par feux de cheminée, en 1886963, à 81 francs, en 1909964.

Au regard des éventuelles conséquences que pouvait avoir un feu de cheminée, il était primordial que le législateur intervienne. L'ingérence ne devait pas se faire sous le simple registre de la police administrative et municipale mais également au titre de la police des constructions. Nettoyer périodiquement les gaines et conduits calorifiques portait une garantie à la baisse des déclarations d'incendie qui ne pouvait suffire. A la lumière des causes fréquemment à l'origine des feux de cheminée se situaient les vices de constructions qui, au vu de la fréquence des départs, auraient dû très tôt faire l'objet d'un soin particulier. Seulement, loger les hommes prit bien souvent le pas sur le simple bon sens ; ce qui obligera, sans cesse, les autorités de la ville de Lyon à prendre des mesures, parfois sévères, afin que soient respectées les décisions et que le concours à la diminution des feux de cheminée soit significatif. Devant l'importance de ces derniers se mesure aussi l'intérêt des industriels dont l'activité se basait sur la recherche ou le commerce de procédés susceptibles d'éteindre un feu de ce type. Si bien que l'interrogation demeure quant à savoir quel a été le rôle le plus caractéristique dans le fléchissement des déclarations. A l'évidence, et comme dans le cas de la maîtrise de l'incendie, et puisque l'un et l'autre des types de sinistres sont finalement indissociables dans l'événement, le processus fut le résultat de plusieurs conjugaisons.

Notes
942.

Selon le Dictionnaire du XIX ème siècle, c'était là un terme d'économie domestique approprié à la région lyonnaise pour définir un ustensile répandu qui était la pièce de fonte ou de fer, souvent ornée de dessins, appliquée contre le fond de la cheminée. Le danger de ce genre de pièce était l'amoncellement en son dos de suie qui risquait de s'enflammer et de communiquer un feu.

943.

AML, 1270 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Incendies : Rapports ; 1852-1879. Rapport du 11/04/1871.

944.

Le rapport d'incendie ne comporte pas d'allusion à ce déclenchement préalable.

945.

FRIES F. / YERASIMOS S. - La ville en feu, Paris, Laboratoire Théorie des Mutations Urbaines, Cahiers
n°s 6-7, 1993, 172 p. Citation de l'étude de André GUILLERME sur les matériaux et les techniques urbaines contre la puissance du feu ; pp. 17 et suiv.

946.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration, Paris, Dupont, 3ème éd.,
1884-1885, 2 vol. ; p. 368.

947.

Ces recueils sont disponibles à la BML.

948.

Idem 151.

949.

AML, 1271 WP 045 – Sapeurs-pompiers : Feux de cheminée : Rapports : Registres ; 1898-1920.

950.

Se reporter au document n° 14, page I-181 : Expression des totaux d'incendie selon différentes sources sur la période 1886-1913.

951.

Les décalages entre les différentes sources ont été mentionnés dans les notes de bas de page se rapportant à la statistique de chacune des années analysées dans le tome V.

952.

Voir le graphique n° 8 : Evolution du nombre de feux de cheminée sur la période 1881-1913. Ce graphique a été construit avec les données chiffrées accessibles dans le volume V.

953.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1892, 749 p. ;
pp. 412 et suiv.

954.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1896, 863 p. ;
pp. 439 et suiv.

955.

AML, non coté – Recueils et règlements de police municipale.

956.

Le Progrès du 14/01/1882.

957.

Le Progrès du 20/01/1882.

958.

Le Courrier de Lyon du 15/02/1873 : "Le nombre de feux de cheminée monte à mesure que le baromètre descend".

959.

Voir les courbes présentées, pour chaque année, dans le volume V.

960.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1896, 863 p. ;
pp. 439 et suiv.

961.

Dénombrement et estimation effectués par recoupements entre les statistiques éditées dans le Bulletin Municipal Officiel (tomes 1 et 2, 1909) et les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon (Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1910, 621 p. ; pp. 362 et suiv.).

962.

Voir le graphique n° 9 : Evolution de la moyenne des pertes approximatives exprimée en francs sous le rapport aux feux de cheminée pour les années 1886 à 1913. Ce graphique a été construit avec les données chiffrées accessibles dans le volume V. Cet histogramme exprime une tendance similaire au mouvement que produirait l'état des pertes approximatives.

963.

Dénombrement et estimation effectués par recoupements entre les rapports d'incendie conservés (AML, 1271 WP 024 – Sapeurs-pompiers : Rapports d'incendie : Registres ; 1876-1888), les statistiques éditées dans les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon (Lyon, Imp. Chanoine, L. Delaroche et Cie successeurs, 1887, 552 p. ; pp. 252 et suiv.).

964.

Dénombrement et estimation effectués par recoupements entre les statistiques éditées dans le Bulletin Municipal Officiel (tomes 1 et 2, 1909) et les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon (Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1910, 621 p. ; pp. 362 et suiv.).