2. UNE ÉTUDE DES INCENDIES SOUS LE RAPPORT À LA DÉCLARATION

Les registres d'incendie contenaient d'autres renseignements dont certains feront l'objet d'une analyse dans les chapitres qui suivront. Au titre de l'incendie à proprement parler, d'autres paramètres peuvent être notés comme les heures de déclaration ou les mois les plus propices aux départs de feux. Bâtir un travail de répertoire sur les heures de déclarations des incendies n'est pas chose facile, notamment parce que l'application de critères de temps n'est pas aisée. De manière à donner le plus de pertinence à l'étude sous ces paramètres, en fonction de l'événement et du service imposé, le fondement s'est fait sur l'organisation des postes de garde, plus précisément les postes de nuit. De façon à assurer la sécurité et la défense de la ville de Lyon contre toute dévastation par la flamme, les hommes formant les rangs du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon étaient astreints à des gardes. En fonction des dangers repérés jusqu'alors par les pouvoirs publics, ce service de garde ne s'effectuait que de manière complète la nuit, moment où les incendies n'étaient pas foncièrement les plus nombreux mais, généralement, les plus dramatiques. Aussi, en s'appuyant sur les heures de composition de ces postes de garde, les embrasements qui ont été répertoriés comme ayant eu lieu la nuit sont les sinistres déclarés entre 19h00 et 6h00 ; ce qui détermine, dès lors, par transposition, l'état des brasiers ayant eu lieu de jour comme déclenchés entre 6h00 et 19h00. La statistique se place bien sur l'heure de déclaration et non pas sur le temps d'intervention. De par la situation dressée, sur la période 1886-1913, 2.781 sinistres se seraient déclarés de jour et 2.253 de nuit1096.

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Graphique n° 16 : Répartition en nombre des incendies selon l'instant de leur déclaration sur la période 1886-1913 (hors comptage des feux de cheminée)

Les incendies les plus nombreux auraient donc lieu le jour, ce qui paraît logique au regard de l'usage de la flamme, de la chaleur et des sources lumineuses dans la vie de tous les jours, à cette époque ; que ce soit dans la vie quotidienne ou dans la vie économique. Quant aux embrasements de nuit, ceux-ci seraient moins abondants mais, en revanche, plus dangereux, surprenant la ville endormie. Dans ce second cas, un incendie pouvait se déclencher, consumer et détruire des biens longtemps avant d'être reconnu. Il devient alors compréhensible de l'utilité des gardes positionnés dans les villes moyenâgeuses, et même encore au XIXème siècle, dans les clochers et beffrois. D'ailleurs, sous le répertoire des grands feux survenus dans l'agglomération lyonnaise, présenté dans les premières pages de ce chapitre III, la plupart ont eu lieu la nuit. Tel fut le cas de l'incendie de la Maison Milanais, en 1851, de l'embrasement du Quartier des Brotteaux, en 1862, du premier incendie du Théâtre des Célestins en 1871, d'un pâté de maisons, de nouveau aux Brotteaux, en 1872, du second incendie des Célestins, en 1880, de la Rue Centrale, en 1884, pour celles des conflagrations antérieures à la période 1886-1913. Si le total des incendies de jour est supérieur au total des embrasements de nuit, cela ne signifie pas que ce fut toujours le cas sur la période étudiée1097.

En fait, hormis les années 1886, 1890, 1893, et 1902, les brasiers comptabilisés de jour ont toujours été plus nombreux que ceux recensés comme s'étant déclenchés de nuit ; ce qui peut laisser penser que les premiers, de par leur supériorité, établissaient le non-respect de la prévention, la non-application des mesures, l'usage sans protection de la flamme et ses dérivés parmi de nombreux autres faits, à la source des feux, les seconds déterminant plus explicitement le caractère accidentel de la menace. Dans l'un ou dans l'autre des cas, des prescriptions s'imposaient de manière à limiter le plus possible les effets de la flamme, en adéquation avec l'optimisation du service de secours. Supposer que les incendies de nuit furent les seuls à occasionner le plus de dommages serait réduire le risque à un seul espace temps ; ce qui n'est pas la circonstance au regard de l'expression de la courbe manifestée par le graphique n° 16. Ce fut pourtant un argument sur lequel les sociétés commercialisant des outils de protection s'appuyèrent1098 ; un constat de la dangerosité d'un feu déclaré la nuit que les industriels prenaient en considération, notamment en positionnant des gardiens dans leurs manufactures ou leurs usines. Si le feu était tant redouté à cet instant, tout ne se fondait pas uniquement sur la crainte de découvrir le foyer après qu'il n'eut déjà fait d'imposants ravages. C'était là, dans la plupart des cas, un acte établi. La nuit, les sapeurs-pompiers pouvaient être mobilisés plus rapidement puisque les hommes chargés de l'avertissement étaient supposés les trouver dans leurs appartements. La difficulté venait plus spécialement, d'abord de trouver des travailleurs civils pouvant prêter main forte aux hommes, bien que le quartier se trouve, de toutes les manières, réveillé par les sons et l'événement, ensuite et surtout d'organiser l'intervention efficacement. Le renvoi se faisait également, et plus symboliquement, à la peur ; la nuit rajoutait généralement du tragique à la circonstance, pas nécessairement sur un plan humain, mais sur les représentations sociales, ne serait-ce déjà que l'instant du déclenchement, moment sombre, noir, où la vie humaine s'éteint pour partie en attendant que le soleil, imaginé bienfaiteur, ne réapparaisse ; un moment où la rougeur des flammes se détache de manière flagrante. Sans une fumée chargée de particules, un embrasement peut passer inaperçu le jour : ce n'est pas le cas la nuit où il devient visible sous le simple jeu des couleurs ; une vision que les chroniqueurs de la presse de l'époque n'hésitaient pas à mettre en avant dans la narration des événements. L'incendie déclaré la nuit, notamment sous sa découverte tardive, fondait de plus la dangerosité de la communication des flammes et la surprise des populations dans leur sommeil. Ces critères de dangerosité, de communication, d'alerte retardée, étaient ceux des concepts les plus utilisés par les sociétés de commercialisation d'outils de protection. L'Incombustibilité, dans son argumentaire de vente à destination des manufacturiers soucieux de protéger leur outil productif, insistait sur les progrès techniques et sécuritaires que fournissait, par exemple, l'équipement en réseau de sprinklers1099. En l'absence du personnel, alors qu'aucune intervention humaine ne pouvait se produire, ce type d'équipement était mis en avant comme palliant à lui seul les conséquences d'un départ de feu.

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Document n° 16 : Répartition des mois de déclarations d'incendie supérieures ou égales à 15 sur la période 1886-1913

Répertorier les embrasements selon leur heure de déclaration donne un élément d'indication sur les périodes journalières les plus affectées et sur les conséquences éventuellement engendrées suivant ces instants. Un état peut également s'établir annuellement de manière à repérer les mois les plus propices aux embrasements1100. Bien sûr, et quoi qu'il en soit, il demeure toujours une part fixée sur l'imprévisibilité de l'événement, mais des enseignements peuvent tout de même être retirés, des leçons que les pouvoirs publics connaissaient, sous un certain angle, et dont le rappel des arrêtés destinés, par exemple, au ramonage des cheminées à l'entrée de l'hiver, portait la marque. Sous l'analyse du document n° 16, il ressort que les mois qui subirent le plus de déclarations sur la période étudiée, furent ceux de janvier et de décembre. S'il est envisageable de fonder l'explication de l'abondance de ces citations sur des journées plus courtes, déterminant l'emploi plus fréquent de sources lumineuses, ou sur l'entrée de l'hiver, déterminant l'emploi plus fréquent de sources de chaleur, il devient difficile d'expliquer les citations

suivantes. Ainsi, dans l'ordre de leur mention, suivent les mois de mars, mai et août ; trois mois ayant connu chacun seize inscriptions sur la période 1886-1913 pour des déclarations de feux mensuelles supérieures ou égales à 151101. Le mois de mars est un mois de fin d'hiver, ce qui peut donner un éclaircissement à l'interprétation. Quant aux deux autres références, peut-être doivent-elles plutôt se mettre sur la longueur, car, en fait, mai et août s'inscrivent sur une tendance affectant les mois allant jusqu'en septembre, où, pour juin, juillet et septembre, le nombre de citations va de 13 à 151102. A cette situation, il pourrait être trouvé un argument dans la reprise de l'activité économique, plus propice, ne serait-ce qu'en termes d'échanges commerciaux, malgré l'essor du chemin de fer, par exemple, à la belle période que pendant les mois d'hiver et leurs jours plus courts.

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Document n° 17 : Tableau synoptique des données concernant les déclarations d'incendie sur la période 1886-1913

L'impondérabilité de l'incendie fait qu'il n'existe, pour garder une référence identique à ce qui a été jusqu'alors évoqué, sur la période 1886-1913, aucune année type, ce que montre le document n° 17 présentant un tableau synthétique des variations annuelles sur ce laps de temps1103. De toutes les manières, de façon logique, et en fonction de cette absence de rationalité de l'événement, quelle que puisse être l'ère choisie, l'expression des déclarations ne déterminerait aucune copie annuelle. Si tel était le cas, cela signifierait une maîtrise totale du phénomène -l'asepsie du risque- que la société était, et est d'ailleurs, loin d'avoir réalisée. Il existait des années où l'amplitude entre le nombre de déclarations mensuelles le plus faible et le plus fort restait imposante, comme en 1906, ce qui suppose, très normalement, pour chaque année, une orientation précise du mouvement. Le répertoire annuel constitué par l'intermédiaire du document n° 16 n'a qu'une valeur virtuelle, et encore. Cette valeur établirait l'année type de l'état des déclarations d'incendie pour l'agglomération lyonnaise sur la période 1886-1913 ; une année qui, au regard des chiffres compilés, donnerait un mouvement ondulatoire plus ou moins accentué1104, une tendance à laquelle aucune des courbes présentées dans la Bible d'information ne donne une illustration ; tout juste certaines impriment-elles, encore que de façon très ciblée, un mouvement similaire comme en 1888, d'avril à octobre1105. De plus, il est des moments où les prescriptions ont été mieux suivies qu'à d'autres, où les pouvoirs publics ont été plus attentifs à la menace, surtout au lendemain d'une grosse catastrophe, ce qui fait que d'autres critères entraient en ligne de compte dans les départs de feu. Restent surtout des paramètres auxquels il a été fait, sous ce dernier point, sans cesse référence et qui se fixaient sur la qualité et la définition du risque incendie qui, malgré les mesures prises, prévention et services de secours, les bonnes volontés, conservait encore généralement une caractéristique : l'imprévisibilité.

Mesurer l'incendie à travers divers et multiples paramètres est le fondement de la compréhension du phénomène. D'ailleurs, si les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon reprenaient les informations contenues dans les rapports d'incendie et les registres de feu, et déterminaient un traitement des données, le but n'était pas uniquement de justifier du fonctionnement d'un service public, celui du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon ; c'était, avant tout, un outil de mesure du risque qui permettait de connaître, de manière plus précise, autant les effets que la nature des départs d'incendie, leur localisation ou leur origine, de façon à agir en conséquence.

Si les premières mesures préventives sont nées de règles de bon sens et de l'observation, la maîtrise de la menace est née de l'étude ciblée sur le péril en lui-même. Sans la constitution d'un répertoire du type des Documents administratifs et statistiques, surtout à la fin du XIXème siècle où la valeur des biens, personnels mais surtout économiques, ne cessait de s'accroître, les flammes auraient fait de plus gros ravages que ceux recensés. L'implantation des postes et dépôts sur le territoire de l'agglomération lyonnaise ou les modifications introduites dans le corps de sapeurs-pompiers ne se sont pas uniquement faites sous les critères des obligations que fondaient les lois ou les décrets mais également, et notamment, sur une connaissance du risque à l'échelle locale ; une perception que permettait, pour partie, le recueil d'informations. De cette mesure procédaient, dès lors, la fonctionnalité et l'efficacité du service de secours, dans le cas présent, le bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon dont l'exercice de la mission s'imprégnera continuellement des valeurs qui fondaient sa devise.

Notes
1096.

Les totaux ont été obtenus avec les données annuelles accessibles dans le volume V.

1097.

Voir le graphique n° 16, page I-232 : Répartition en nombre des incendies selon l'instant de leur déclaration sur la période 1886-1913 (hors comptage des feux de cheminée). La courbe a été construite avec les données chiffrées accessibles dans le volume V.

1098.

AML, 1270 WP 16 – Sapeurs-pompiers : Matériel, équipement et habillement : Documents publicitaires ; 1822-1910.

1099.

AML, 1270 WP 16 – Sapeurs-pompiers : Matériel, équipement et habillement : Documents publicitaires ; 1822-1910. Prospectus publicitaire de 1908.

1100.

Voir le document n° 16 : Répartition des mois de déclarations d'incendie supérieures ou égales à 15 sur la période 1886-1913.

1101.

Idem 304.

1102.

Idem 304.

1103.

Voir le document n° 17, page I-234 : Tableau synoptique des données concernant les déclarations d'incendie sur la période 1886-1913. Ce document a été réalisé avec les données chiffrées accessibles dans le volume V.

1104.

Voir le document n° 16, page I-233 : Répartition des mois de déclarations d'incendie supérieures ou égales à 15 sur la période 1886-1913.

1105.

Se reporter à la courbe, page V-99, illustrant le nombre et la répartition des incendies sur l'année 1888.