2. UNE GESTION DIFFICILE

La ville de Lyon a eu, par deux fois, l'occasion d'organiser un service d'incendie qui soit très efficace et fonctionnel. Dans les deux cas, ces projets ont vu leurs conclusions adoptées et, par deux fois, ne reçurent qu'une application partielle, sur des points autres qu'une recomposition sous le premier projet, ou par degrés successifs. L'argument des ressources budgétaires vaut, à la démonstration, dans les deux cas, mais l'interrogation persiste quant à l'implication d'autres paramètres auxquels il conviendrait de donner une présentation qui pourrait, soit fournir un éclairage, soit donner une réponse. L'hypothèse de départ s'établit bien sur un service d'incendie qui, s'il a toujours accompli, par l'intermédiaire des hommes composant ses rangs, son devoir, aurait, à terme, été en décalage avec l'agglomération lyonnaise au point de vue des concentrations humaines et d'activités générant un risque. Ce constat percerait, notamment, à l'analyse des articles de presse -quoiqu'il faille utiliser cette source avec précautions car il s'agissait fréquemment d'une presse d'influence-, des procès-verbaux de la commission puis du conseil municipal, des courbes ayant analysé le phénomène incendie sur la cité lyonnaise et du contexte politique. La première partie de ce chapitre IV, déterminant les grandes étapes et les principales caractéristiques établies sur la période 1852-1913 sous le rapport au bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon a dégagé l'ensemble de ces paramètres et cherché à les mettre en relation. Apparaîtrait également l'évidence de l'influence dans la gestion, le développement et l'orientation des choix affectés au service d'incendie du régime particulier d'exercice des droits municipaux Lyonnais, entre 1852 et 1881, et du contrôle sur l'institution de secours. L'association de l'ensemble de ces notions aurait en fait produit des conflits et des rapports difficiles qui auraient entravé les processus de transformation rapide de l'unité faisant qu'au fil des années la situation se serait dégradée. En fonction de cet état, dont la presse relevait les écarts, souvent en attisant les passions, il arrivera couramment que les différentes autorités et administrations s'en rejettent la responsabilité.

Sous le Second Empire et son régime, la presse locale a peu eu l'occasion de manifester une attitude qui prenait à partie le corps de pompiers de la ville, ou quand elle l'a fait, ce fut en des termes modérés. Ce n'est qu'à partir des années 1870 que se relèvent de plus en plus fréquemment des articles sur le sujet et dont les paroxysmes seront atteints à la suite de plusieurs événements dont l'exemple le plus caractéristique vient maintenant aisément à l'esprit : l'embrasement des Célestins. Entre la création du bataillon, en 1852, et la chute du régime, en 1870, aucune réforme d'envergure n'aura été entreprise dans le service. Sur cet intervalle de temps, où ne se succéderont à la tête de la préfecture que deux personnes, les préfets VAÏSSE et CHEVREAU1466, administrateurs de la ville mais aussi autorités de tutelle du corps de pompiers, le projet, notamment sous le premier, était ailleurs : celui de l'aménagement de la cité sous plusieurs perspectives dont une de sécurité. La dérivation se fait logiquement sous les précédentes présentations qui vont du budget dès lors grevé ne permettant pas de travailler à d'autres postes au contrôle sur la structure. En fait, à la création du bataillon, résultat de l'annexion des communes suburbaines de la ville de Lyon, l'opportunité aurait été manquée de donner une première base solide au service d'incendie. Cette occasion, par référence aux projets proposés1467, aux préoccupations nationales sous l'angle du risque incendie, aurait été volontairement non saisie, vraisemblablement sous l'effet d'une situation particulière déterminant un régime d'exception pour Lyon. L'accord aurait pu être donné pour l'introduction de réformes, l'initiative serait venue de l'administration d'Etat, hors le règlement des dépenses et la décision du budget qui appartenaient à la ville. Dès lors, un rapport de force s'instaurait d'autant plus fermement que le territoire lyonnais a souvent été le terrain d'expressions et de sentiments, notamment politiques, très affirmés.

Avec la chute de l'Empire, le bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon va directement entrer dans une ère où il ne cessera pratiquement jamais d'être pris à partie, implicitement ou explicitement, quant à son organisation humaine et matérielle, jusqu'à la guerre de 14-18. Cette période verra en effet s'opposer couramment les pouvoirs autour de l'unité de secours. Le terrain y était sans doute moins glissant, bien que plus crucial, que sur celui de la police, par exemple. Une opposition flagrante était celle de l'exercice de l'autorité sur le corps. Dans son article du 4 février 1871, signé du docteur CHAPOT, chirurgien-major du bataillon, personnage au demeurant assez énigmatique, chargé de prétentions personnelles, Le Courrier de Lyon, saisissant le mouvement de la manoeuvre politique, dénonçait une structure obsolète, ayant besoin d'une complète refonte et jusque là dirigée par un homme incapable. Plus que les faits, politiques, et exprimant la rancoeur d'un homme mis au ban de l'unité, le sous-entendu était fait d'une situation ayant pour unique reflet une inertie et une indifférence manifestées jusque là par les pouvoirs. Ces constats sont ceux sur lesquels il sera sans cesse pris appui pour dénoncer, tantôt l'administration municipale, tantôt l'autorité d'Etat, quand ce ne sera pas -mais il s'agira là de la poursuite d'autres buts- une mise en cause ouverte des racines du régime gouvernemental1468.

L'opposition entre la ville et l'administration d'Etat, notamment avant le retour à la cité de ses droits, prendra une dimension palpable au moment de la promulgation du décret de 1875. L'adaptabilité de la structure au texte, définissant des pouvoirs entre les mains des préfets malgré l'engagement obligataire des communes sous certains points, renforçait une situation déjà pénible à Lyon. Quoi qu'il en soit, pour la plupart des journaux, l'absence d'un processus de "modernisation" du service d'incendie, à cette date, établissait le fait d'une commission municipale refusant de faire caserner les pompiers et qui était rendue, dès lors, responsable des dommages et des incendies dans l'agglomération lyonnaise1469. La prise de position de plusieurs journaux étant très significative et révélatrice de leur orientation d'opinions, il convient d'apporter des nuances, à décharge pour les édiles, et de mettre en avant le renouvellement important des nominations de préfets, sous l'influence de l'instabilité de la nation à ce moment, jusqu'en 18781470, une dernière année qui correspondrait à l'amorce des processus de travail en vue de la mise en conformité du corps avec l'acte de 18751471. La succession rapide des hommes à la tête de l'administration départementale, et donc de la ville, au moins depuis 1873, n'aurait pas permis d'entreprendre une recomposition qui puisse se faire sereinement. Seulement, dans la mise en cause que plusieurs journaux présentent, entre 1874 et 1877, le rapport était plutôt fait aux magistrats municipaux qui eurent entre leurs mains les prérogatives administratives de la cité de 1870 à 1873 sans conduire de réelles réformes. A l'inverse, toujours selon les mêmes journaux, mais alors que l'affirmation et l'orientation de la nation se sont définitivement posées, la mauvaise organisation de 1881 découlerait des suites de positions anciennes dont il conviendrait, au retour des droits à la ville, que le conseil se préoccupe personnellement1472. C'est ce conseil qui sera, de nouveau et dans l'autre sens, pris à partie devant le manque de fonctionnalité du service d'incendie et la conduite de lentes réformes jusqu'à la Grande Guerre.

La lutte contre l'incendie, dans la ville de Lyon, ne se réduit certainement pas à la simple création d'une unité de secours. D'ailleurs, que ce soit dans la cité lyonnaise ou dans une autre ville, elle ne peut, dans tous les cas, être ramenée à l'unique formation. Il s'agit bien d'une histoire, au sens scientifique du terme, dont il n'est pas aisé de démonter les multiples imbrications constituant un écheveau parfois complexe. De 1882 à 1914, l'administration préfectorale connaîtra l'alternance de 7 individus1473, sur 32 ans, alors que la période 1870-1878 en avait connu 9, sur 8 années. La perspective de la continuité dans la prise de décisions, sous la première ère, aurait pu être assurée mais si le pouvoir approbatif appartenait toujours, sous certaines conclusions, aux préfets, par le retour des franchises municipales à la ville, l'initiative appartenait dorénavant au conseil municipal1474. Cette assemblée, devant les imperfections du système et plusieurs événements dramatiques, aurait souhaité conduire des réformes, le voeu était en tout cas clairement exprimé par le maire, Antoine GAILLETON, dans son projet de 18831475. Malheureusement, les faits furent tout autres et l'expression demeurait celle du constat d'une structure inadaptée pour la ville. L'illustration d'un service, source de rapports difficiles, voire conflictuels, trouvera encore une interprétation directe dans l'accident de la Rue Ferrandière, survenu en 18911476. Alors que les hommes intervenaient sur un foyer d'incendie en étages, l'échelle sur laquelle des sapeurs avaient pris place se renverse1477. Deux des hommes sont tués sur le coup et un troisième sapeur est blessé1478. L'accident serait survenu lors d'un déplacement de l'engin auquel, face à un personnel insuffisant, des civils auraient participé, ce qui, ne connaissant pas la manoeuvre, aurait provoqué le drame. Si une enquête fut ouverte pour déterminer les responsabilités1479, le commandant du bataillon, Mr RANGÉ, transformait son oraison funèbre en un réquisitoire et un plaidoyer1480 : "‘On a vu à quels abus il fallait fermer la porte pour éviter des accidents de la nature de celui de la Rue Ferrandière ; pour réussir, il faut donner au service du Dépôt Général un personnel suffisant pour assurer l'emploi, par des brigades distinctes, de tous les engins en service ; (...)’"1481. Le sous-entendu était fait du souhait de voir le service organisé de manière plus professionnelle et de victimes qui seraient encore en vie si les réformes réclamées de longue date avaient été introduites pour moderniser le bataillon1482. Par ces allégations, le commandant entendait dégager sa responsabilité et engager directement celle de la municipalité. Ces assertions allaient faire l'objet de vives discussions au sein du conseil, notamment dans la séance du 6 octobre 18911483. Mr COLLIARD revenait alors sur l'allusion de Mr RANGÉ qui, à mots couverts, avait fait ressortir la "culpabilité" de l'administration et du conseil municipal dans l'accident comme n'ayant pas conduit les réformes et doté le corps d'un matériel nécessaire. Selon ce conseiller, le drame ne provenait pas d'un défaut d'engin mais de fausses manoeuvres, le maire évoquant, lui, le fait de circonstances exceptionnelles1484 : un public nombreux et envahissant, venu assister au spectacle, un mauvais service d'ordre1485 et une intervention mal conduite1486.

message URL DOC21.gif
Document n° 21 : L'accident de la Rue Ferrandière - Décès des sapeurs DEVAUD et MIRAILLET – 1891

A qui que puisse incomber la responsabilité de cet accident, ces faits apportaient une nouvelle marque à la concentration autour du service d'incendie de tensions, illustration flagrante de rapports difficiles entre toutes les instances entrant dans la gestion du corps de sapeurs-pompiers. Cet événement fut saisi pour demander que des améliorations soient introduites très rapidement dans le bataillon ; la question portait surtout sur l'adoption des conclusions du rapport GRINAND de 1887 et le choix fait, à cet instant, de composer une unité mixte comprenant 85 professionnels et les suites données ou à donner à ce projet1487. L'état mis en lumière par le drame de la Rue Ferrandière continua de fonder sans cesse des rappels sur les devoirs de l'administration et du conseil en matière de sécurité incendie. Certains n'hésitèrent pas à comparer la persistance de la situation au folklore dépeignant les sapeurs, notamment au travers de la chanson des "Pompiers de Nanterre"1488 : "‘A Lyon, on riait des pompiers de Nanterre, je m'aperçois que les nôtres n'ont rien à leur envier’"1489. Après chaque gros incendie survenant sur le territoire de la commune de Lyon, les mêmes discours, les mêmes inquiétudes, les mêmes motivations refaisaient surface sans qu'ait été arrêtée la décision catégorique de transformation de l'unité. Lorsque le capitaine JATOWSKI prit la direction du corps en 1912, il dressait un état, malgré les perfectionnements introduits, sous le rapport à la rapidité d'action, donc à l'efficacité, plutôt réducteur1490. Le souci de la protection du citoyen face aux flammes et tel que l'imposait maintenant la loi était, certes, pris en considération mais à la lumière de l'ensemble de ces descriptions, rien ne fut simple à entreprendre, même dans une fonction qui, à l'origine, correspondait à un élémentaire besoin social de défense et qui, au fil des siècles, allait représenter un pôle de vie municipale, comme en témoignage la présentation qui vient d'être faite.

L'histoire des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon n'est pas une simple histoire se fondant sur la relation d'événements et des modes d'interventions des hommes constituant le corps contre l'élément, le Dieu déchaîné, comme ont choisi de le dénommer, par référence à la symbolique ou à la mythologie, certains auteurs1491. Il s'agit d'une histoire beaucoup plus large s'imbriquant de façon catégorique dans celle de l'espace municipal et de l'exercice de ses prérogatives. Sur la période 1852-1913, le corps de Lyon en porte, de façon flagrante, le témoignage.

Sans cette recherche de la perception globale du service d'incendie, qui seule permet de comprendre tous les enjeux, y compris sous le strict rapport aux embrasements, et d'établir une analyse complète, des pans entiers de l'étude n'auraient livré qu'une interprétation partielle des faits. Entre la création du bataillon, en 1852, et la réalisation professionnelle de 1913, se place une ère de transformations, démontrée, du service de secours mais aussi d'expressions, de sentiments ou d'opinions, par son intermédiaire. Ne cantonner les sapeurs-pompiers, surtout pendant cet intervalle de temps où énormément de notions tourneront autour de ces hommes, qu'à la simple lutte contre l'incendie aurait été trop réducteur. Il fallait dépasser cette notion pour livrer dans son entièreté l'histoire de la défense, dans le cas présent, locale, contre le feu et ses effets pour en saisir toute la proportion. Sans s'attacher au contexte, local ou national, politique, économique, social, administratif, n'auraient pas surgi l'état, la situation, les événements, les rapports ayant caractérisé le bataillon lyonnais dans l'exercice de son sacerdoce, de ce service qui livre d'autres dimensions que celle de la succession d'actes et d'étapes, notamment sur et sous le plan humain.

Notes
1466.

AML, non coté – Administration de la ville de Lyon : Liste des personnels administratifs, municipaux et départementaux ; non daté. Le préfet VAÏSSE administra le département et la ville de 1853 à 1864 et le préfet CHEVREAU de 1864 à 1870.

1467.

Celui de Christophe CRÉPET, notamment.

1468.

Le Salut Public, comme beaucoup d'autres journaux aux lendemains de l'incendie des Célestins, parle de la liberté République qui est entrée dans les rangs du bataillon.

1469.

Le Salut Public du 14/12/1877.

1470.

AML, non coté – Administration de la ville de Lyon : Liste des personnels administratifs, municipaux et départementaux ; non daté. Successivement, les préfets seront Mrs SENCIER, 1870, CHALLEMEL-LACOUR, de 1870 à 1871, VALENTIN, de 1871 à 1872, PASCAL, 1872, CANTONNET, de 1872 à 1873, DUCROS, de 1873 à 1875, WELCHE, de 1875 à 1877, De VALAVIELLE, 1877, BERGER, de 1877 à 1878 et OUSTRY, de 1878 à 1882.

1471.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929.

1472.

Le Salut Public du 05/03/1881.

1473.

Idem 365. Successivement, Mrs MASSICAUT, de 1882 à 1886, CAMBON, de 1886 à 1891, RIVAUD, de 1891 à 1898, Le ROUX, de 1898 à 1900, ALAPETITE, de 1900 à 1907, LUTAUD de 1907 à 1911, RAULT, à partir de 1911.

1474.

BLANCHE Al. (sous la direction de) - Dictionnaire général d'administration , Paris, Dupont, 3ème éd., 1884-1885, 2 vol. ; pp. 1515-1516. Par la loi du 21/04/1881, la ville voit rétablie sa mairie centrale et l'exercice de la totalité des prérogatives lui revenir.

1475.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Rapport du 05/11/1883.

1476.

Voir le document n° 21 : L'accident de la Rue Ferrandière - Décès des sapeurs DEVAUD et MIRAILLET - 1891. Le Progrès Illustré du 11/10/1891.

1477.

Le Progrès du 02/10/1891.

1478.

Les sapeurs DEVAUD et MIRAILLET.

1479.

Le Progrès du 03/10/1891.

1480.

Les propos sont de L'Echo de Lyon du 05/10/1891 qui, dans son édition, se trouvait d'ailleurs embarrassé car le discours communiqué par le chef de bataillon n'était pas le même que celui prononcé lors des funérailles.

1481.

L'Echo de Lyon du 05/10/1891.

1482.

Ces dernières allusions sont la teneur du second discours.

1483.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1891 ; vol. 4, séance du 06/10, pp. 3-30.

1484.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1891 ; vol. 4, séance du 06/10, pp. 3-30.

1485.

A cette occasion, étaient mentionnées l'existence et la persistance d'un antagonisme entre les services de police et les sapeurs-pompiers.

1486.

Il était évoqué une intervention que le commandant aurait souhaité conduire comme une représentation théâtrale alors que rien ne demandait, concrètement, la mise en manoeuvre d'une échelle aérienne.

1487.

VILLE DE LYON. - Sapeurs-pompiers - Commission d'études pour la réorganisation du bataillon des sapeurs-pompiers, Lyon, Association Typographique, 1885, 29 p.

1488.

Chanson dont les jeux de mots prêtaient à rire sur les hommes, la fonction ou la façon d'exercer leur service.

1489.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1893 ; vol. 2, séance du 21/02, pp. 137-143. Propos de
Mr COLLIARD lors des discussions autour du projet de budget de 1893.

1490.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929.

1491.

BELTRAMELLI R. / FAURE A. - Le feu, Paris, Presses Universitaires de France, 2ème éd. , 1969, 128 p. ;
p. 22.