L'analyse que livre H. LUSSIER dans son ouvrage, quand il parle de "prolétarisation relative" des compagnies, se base, tout simplement, sur l'évolution socio-économique de la société sous l'impulsion de la révolution industrielle et des bouleversements qu'elle introduira. Il parle encore de cette tendance comme d'une mutation importante qui affectera la composition des corps au cours du XIXème siècle1616. Situer précisément l'instant où s'est opéré le glissement n'est pas aisé, surtout lorsque la référence se fait exclusivement aux textes législatifs. C'est effectivement seulement à partir du décret de 1903 que le recrutement des hommes, selon l'origine professionnelle, fut laissé à l'appréciation des comités d'admission. Jusque là, les textes nationaux ou les règlements lyonnais spécifiaient, dans les articles se rapportant à la formation des rangs, les critères d'exercice professionnel des individus autorisés à contracter un engagement. Le glissement s'est en fait produit sous une double perspective qui est celle de la transformation des techniques de lutte et d'intervention contre les incendies et celle de l'évolution et l'apparition de nouvelles couches sociales. A l'origine, les individus se recrutaient dans les métiers du bâtiment ou certains métiers manuels parce que le service se basait sur des techniques de lutte très précises qui nécessitaient des hommes aguerris à plusieurs pratiques qui se rapprochaient, par certains aspects, de maîtrises professionnelles. Mais devant le développement et les progrès accomplis, ceux de l'usage des pompes, de la disponibilité de l'eau, et d'autres, le rapport à la flamme s'est transformé et ne demandait plus obligatoirement une orientation ciblée des modalités d'admission. En dehors de cette évolution, interne au service de défense contre le feu, le XIXème siècle représentait un siècle de transformations catégoriques de la société française sous l'influence première de la révolution industrielle, notamment dans les sociétés urbaines. Dès lors se manifesteront mouvements, reclassements mais aussi déséquilibres au travers d'une redistribution de l'emploi en direction de l'industrie et l'arrivée du salariat ouvrier qui ne cessera de s'accroître, de l'apparition de nouvelles fonctions et couches sociales, de la recomposition de l'élite et l'expansion des classes moyennes. L'ensemble de ces principes ne pouvait pas être sans toucher les rangs des corps de sapeurs-pompiers, notamment sur la seconde moitié du siècle où l'institution se développait, où elle devenait indispensable et un organe de la vie municipale.
L'affectation du glissement et l'ouverture de l'enrôlement à de nouvelles professions se détermineront sous le Second Empire, puis, à partir de là, avanceront lentement vers le XXème siècle. Le changement est plus ou moins directement perceptible. Il s'établira surtout très graduellement. Cette évolution se notait dans les effectifs du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon à la comparaison des professions exercées par les hommes entre deux contrôles nominatifs disponibles et fournissant l'information, pour 1879 et 18891617. En 1879, trois secteurs d'activités, celui de l'artisanat, du textile et du bâtiment, représentaient une origine professionnelle des sapeurs-pompiers supérieure à 20 % des effectifs, l'activité artisanale allant jusqu'à figurer 38,1 % du personnel1618. Aucune des autres catégories, milieu ouvrier, conditions d'employés, professions commerciales, auxquelles s'ajoutaient les professions diverses, ne franchissait la barre des 6 %1619. Dix ans plus tard, en 1889, les données ont évolué. Si le secteur de l'artisanat représentait toujours un pourcentage élevé de l'origine professionnelle des sapeurs-pompiers, 37,7 %, et si le secteur du textile progressait de 0,5 %, la source des métiers du bâtiment perdait 6,5 %. En revanche, milieu ouvrier, conditions d'employés et professions commerciales voyaient leur part augmentée, respectivement de 4,5 %, 3,3 % et 1 %. Entre 1879 et 1889, les admissions au bataillon, prononcées entre une et quatre fois par an1620, ont donc subi une mutation en faveur des professions issues du secteur industriel, du salariat ouvrier et du secteur des services. Certes, le mouvement n'était pas encore très significatif mais marquait l'amorce d'une évolution qui ne cessera de s'affirmer. Si différentes causes expliquent l'élargissement du recrutement, d'autres éclairent la lente progression comme le risque professionnel pour le sapeur-pompier issu du milieu ouvrier de perdre son emploi du fait de ses absences, la lourdeur des conditions de vie à cette époque, de la charge de soldat du feu et l'imposition qui était faite de pourvoir aux frais d'habillement et d'uniforme. Il est évident, dans ce dernier cas, que la situation du monde ouvrier ne favorisait pas l'accession à cette forme de service public tant que l'individu devait pallier ce type de dépenses, à moins d'une conscience et d'une maîtrise budgétaires hors faille. Malgré les avantages offerts, retraite, secours et pensions, qui fondaient bien des privilèges, la modestie de la solde et l'importance de l'investissement personnel posaient d'autres arguments explicatifs à cette lente évolution, hors la prise en considération de notions comme la solidarité sociale face aux événements. Seulement, le mouvement continuera sa progression. En 1894, une séance du conseil d'administration précisait, ainsi, que la plus grande partie des hommes de la compagnie du 3ème arrondissement était des ouvriers travaillant aux chantiers de la Buire et ceux de la 4ème compagnie, des salariés de l'usine GILLET1621.
Le recrutement lyonnais a subi, sous d'autres modalités, principalement celle de la transition du volontariat ou professionnalisme de la fonction, des transformations. Le recrutement des hommes devant former la section active ne se faisait alors pas sur la simple composition d'un dossier d'admission, la discussion et le passage par l'acceptation en conseil d'administration mais par la voie d'un concours. C'était, et de loin, le mode jugé le plus efficace pour mesurer les capacités d'un individu d'autant plus que dans le cadre de la division active, l'homme engagé devenait rémunéré pour l'exercice de la fonction. Les places offertes faisaient dès lors l'objet d'une publication par avis, y compris par voie de presse, portant notamment communication du programme. Au lendemain des décisions de réorganisation de 1907, le Bulletin Municipal Officiel contenait ainsi plusieurs de ces avis1622. L'examen professionnel pour un emploi de sapeur-pompier à la section active du 15 avril 1908 précisait ainsi que le candidat devait avoir satisfait à la loi sur le recrutement militaire, avoir 21 ans au moins et 30 ans au plus, exercer, dans le cas présent, la profession d'ajusteur ou de tourneur sur métaux, ou un équivalent, et posséder le certificat de capacité de conducteur automobile1623. Toute personne qui répondait à ces critères pouvait dès lors adresser une demande sur papier timbré au premier magistrat municipal. Elle devait accompagner celle-ci d'un extrait de casier judiciaire, du certificat de capacité de conduite auto, des pièces justifiant l'occupation pendant au moins deux années de la profession exigée, d'un certificat de bonne vie et de bonnes moeurs1624, d'un certificat du médecin de l'administration centrale et de tous autres actes permettant de juger des capacités de l'individu1625. Après l'examen du dossier, les candidats étaient invités à se présenter devant un jury afin de passer les différentes épreuves, un oral et une pratique, définies dans le programme. Dans le cas de 1908, le test oral portait sur les quatre opérations de base en matière de calcul, soit une addition, une soustraction, une division, et une multiplication, épreuve notée de 0 à 20 avec un coefficient 2, et une interrogation sur le mécanisme des automobiles, également notée de 0 à 20 avec un coefficient 31626. Quant à l'examen pratique, il consistait en une montée d'échelle de 22 mètres sans hésitation jusqu'à son sommet, sous la même notation que précédemment, avec un coefficient 4, et en la confection d'une pièce mécanique, pour un coefficient 51627. Pour la place proposée à la date de ce concours, 7 personnes furent autorisées à se présenter devant le jury. Dans d'autres cas, plus spécialement axés sur le service d'incendie et moins directement sur le matériel, le programme différait légèrement. Dès lors, la question orale sur des notions techniques était généralement remplacée par un exposé narratif sur un point précis du service ou d'une fonction1628. A partir de là, les publications d'avis de concours ne cesseront donc de se succéder puisque dans la volonté de réorganisation prévalait la disparition des effectifs volontaires au profit de professionnels, tendance qu'exprime visuellement l'interprétation de l'évolution des personnels du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon.
Ibidem 124.
Voir le graphique n° 18 : Origine et représentation professionnelles des hommes formant les rangs du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon pour les années 1879 et 1889 (hors sociétés annexes). AML, 1270 WP 003 – Sapeurs-pompiers : Effectifs : - Contrôle nominatif du bataillon ; 1801-1907 / AML, 1270 WP 004 – Sapeurs-pompiers : Effectifs : Registre de matricules ; 1879.
Idem 126.
Idem 126.
AML, 1270 WP 002 – Sapeurs-pompiers : Conseil d'administration du bataillon : - Comptes-rendus de séances ; 1863-1928.
Idem 129. Année 1894.
Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1907 ; vol. 1, séance du 24/06, pp. 183-187.
Bulletin Municipal Officiel – 1908 ; vol. 1, p. 154.
Exigé pour l'accession à un grand nombre d'emplois ou de fonctions du domaine public.
Ibidem 132.
Bulletin Municipal Officiel – 1908 ; vol. 1, p. 154.
Ibidem 135.
Bulletin Municipal Officiel – 1908 ; vol. 2, p. 397. Exemple de l'examen professionnel pour l'emploi de sapeurs-pompiers au poste-caserne de Vaise ; concours du 25/10/1908.