2. LE RAPPORT DE L'EFFECTIF À LA POPULATION

La dimension humaine peut se mesurer sous d'autres paramètres que le simple dénombrement des effectifs, cela vient d'être prouvé. En ce sens, une mise en relation avec la population, au titre de la défense des biens et des individus, voire à la superficie et aux risques, peut également s'effectuer. Le rapport à la population est le plus intéressant. Celui-ci, sur la période 1886-1912, sans que ne soient prises en compte les conditions de surveillance sous la forme de postes de jour ou de nuit, exprime une tendance inverse à l'évolution des effectifs, ce qui est logique puisque si le personnel s'affaiblit en nombre, en conséquence, la proportion, rapportée à la population agglomérée, augmente1649. Sous une simple lecture visuelle du graphique n° 20, cela signifierait que plus la société avançait dans le temps, se rapprochait du XXème siècle et le dépassait et moins celle-ci aurait été protégée efficacement puisque le passage se faisait entre la disponibilité d'un sapeur pour 874 habitants de l'agglomération lyonnaise, en 1881, à 1 pour 6.091, en 1912. Il en allait bien évidemment différemment dans la réalité, dans le cadre de la gestion du risque incendie, puisque tout devait être ramené au processus évolutif du service d'incendie sur cette période. Comme l'a démontré le précédent diagramme1650, entre 1881 et 1912, le total des effectifs a subi une forte diminution. Seulement, entre les deux dates, il a tout de même admis en parallèle de très fortes évolutions qui font que, en règle générale, une baisse en personnel se compensait par un progrès technique ou structurel. Ainsi, le réseau d'avertissement s'est développé en s'appuyant sur le téléphone, ce qui déterminait une alerte plus rapide et établira la disparition des sapeurs-avertisseurs. L'alimentation en eau s'est étendue, ce qui facilitait une intervention avec des moyens plus appropriés et également avec un personnel moins important. Surtout, et ce sont là parmi les éléments les plus significatifs, après l'utilisation des pompes à vapeur, progrès technique notable, déjà amenées rapidement sur les lieux, allaient être utilisées les pompes automobiles, agrès permettant de gagner en promptitude dans les déplacements, en disponibilité de matériel et donc en fonctionnement. Pourtant, c'est encore, plus fondamentalement, au moment de la substitution entre la composition d'un service volontaire et la formation d'un service professionnel que se fondera la différence et se donnera l'orientation définitive de la tendance. La rupture se note d'ailleurs entre les années 1890 et 1891, au moment de la formation de la section active et de l'amorce de la phase transitionnelle qui conduiront à la constitution d'une structure professionnelle1651.

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Graphique n° 20 : Evaluation de la proportion d'habitants protégés par 1 sapeur sur la période 1881-1912

Le rapport entre la dispense des secours par un service volontaire puis professionnel changeait fondamentalement les données, notamment pour une ville de la taille de l'agglomération lyonnaise. Bien que le capitaine JATOWSKI note, en 19121652, l'insuffisance des effectifs, plus aucune comparaison n'était possible, sous l'angle du service, entre le système "végétant" en cette fin d'année 1800 et celui se composant graduellement jusqu'à la terminaison de 1913. Par les progrès réalisés et l'orientation onnée à la composition, le rapport à l'intervention sur les lieux d'un incendie avait totalement changé. Le fait que l'alerte aboutisse, en règle générale, à un unique poste de secours, le Dépôt Général des pompes à incendie du bataillon de la ville de Lyon, ou Quartier Central, espace de casernement d'une section active prête à marcher 24 heures sur 24 à toute réquisition, bouleversait la forme du service. L'appel, de moins en moins fréquent, des compagnies d'arrondissement, décalant donc de plus en plus rarement, commandait un bouleversement de la composition humaine de l'institution dont le graphique n° 20 porte la tendance lorsque le rapport est fait à la population et à la nouvelle organisation mise en place. Devant l'ensemble des améliorations apportées, la proportion de la disponibilité d'un soldat du feu ramenée à la population ne pouvait que suivre un mouvement tel que celui exprimé1653. Par l'adoption du remplacement d'un parc technique classique par un parc technique automobile et moderne, le fonctionnement sur le casernement d'hommes rétribués pour exercer professionnellement la fonction de sapeur-pompier, le bouleversement était total. Reste que ramené au risque, hors l'interprétation de l'évolution du phénomène et des embrasements, le rapport pouvait sembler inadapté1654. Hormis que si l'expression était à l'augmentation des sinistres, il s'agissait couramment de faibles ou de moyennes conflagrations dont la rapidité d'intervention d'une division active pouvait contenir les effets. La proportion augmentant du rapport au nombre d'habitants n'exprime donc pas l'inadaptation du service mais marque et renforce, au contraire, la mise en corrélation des mutations modernes avec un nouveau système de dispense des moyens de défense contre l'incendie et de secours.

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Graphique n° 21 : Evaluation comparative de la proportion d'habitants protégés par 1 sapeur sur la période 1892-1910 pour les villes de Lyon et de Paris

Sous le rapport à la proportion du nombre des sapeurs-pompiers fonction du nombre d'habitants, une comparaison entre différentes agglomérations peut également fournir des éléments d'appréciation. Un parallèle entre les villes de Lyon et de Paris, par exemple, bien que les modalités de fonctionnement de leur service d'incendie respectif soient différentes, donne une nouvelle mesure à l'organisation des services d'incendie1655. L'évaluation comparative entre les deux villes exprime deux tendances distinctes dont l'une s'exprime à la hausse, pour Lyon, l'autre, à la stagnation, pour Paris. Au premier abord, cela signifierait un retard de l'agglomération sous le plan de sa composition humaine par rapport au système développé à Paris, hormis que des différenciations fondamentales caractérisaient les services de secours de chacune de ces deux villes, l'une fonctionnant sous un mode civil et l'autre sous un mode militaire. Reste que la population lyonnaise comme la surface communale à couvrir étaient moins importantes que pour la capitale française. Sous la simple interprétation graphique, la conclusion aboutirait à définir l'agglomération lyonnaise comme devant nécessairement faire des efforts pour adapter son service d'incendie. Sur la période 1892-1910, le rapport de la disponibilité d'un sapeur pour un nombre défini d'habitants ne dépasse jamais 1.500 citadins pour la cité parisienne alors que, dans le même temps, la ville de Lyon passe d'un rapport légèrement supérieur à 1.000 à un rapport dépassant 3.0001656. Certes, Paris, capitale de la nation française, se devait d'offrir une vitrine, y compris sous l'angle de la sécurité incendie, préoccupation de tous les pays, et fonctionnait sur un corps de sapeurs-pompiers militaires mais la différenciation ne pouvait pas seulement résider sur ces notions. En fait, la distinction fondamentale s'établissait sur le nombre des incendies, forcément plus manifeste à Paris où 2.049 embrasements étaient recensés, en 1910, hors feux de cheminée, alors que la ville de Lyon n'en comptait que 194, soit presque 10 fois moins pour un rapport multiplicateur de 5,3 entre la population agglomérée lyonnaise et la population parisienne1657. Ce sont ces deux derniers arguments qui détermineront pour une grande partie, et indépendamment des différences de système, l'affirmation des deux tendances exprimées par le graphique n° 21.

L'étude de l'effectif est une référence directe à la personne physique et ne donne au cadre humain qu'une dimension liée à cet état. Dans cette perspective, celle de la personne humaine, entrent pourtant également en jeu toutes les notions se référant à l'esprit, à la perception, à la représentation et au social, à travers l'individu et l'image que véhiculait la fonction. Car, derrière le service d'incendie figure bien un composant essentiel : l'individu, personne physique et être psychologique. Aussi, la lutte contre le feu, si elle était nécessairement perçue comme une maîtrise technique, renvoyait invariablement et immanquablement à une image transportée plus par l'homme, sapeur-pompier, que l'action en elle-même, bien que sur un événement tel que le feu, la valeur de l'acte venait égaler la dimension humaine. Si bien que l'homme du rang, l'officier, la population, l'administration, les municipalités, les politiques fondaient des perceptions internes et externes, propres à leur groupe, sur le service et les individus qui composaient les corps de sapeurs-pompiers. Ce sont ces perceptions, ce qu'elles ont été ou contribuèrent à donner, qui déterminèrent l'image et le rôle social, changeants, des institutions de sapeurs-pompiers. Ces éléments, représentatifs d'une dimension humaine, mais dès lors abstraite, s'établissaient autant dans l'association à un corps que dans l'image populaire ou dans la structure, vecteur de vie municipale ou associative. Seulement, dans chacun des cas, tout se ramenait indubitablement à l'homme. Ces notions ne demeurent palpables sous le caractère humain que par l'esprit, ce qui les rapproche directement de l'individu. Le risque omniprésent fait que l'institution s'est développée et a évolué vers la naissance d'une profession. Toutefois, il fallait aussi compter sur la représentation qui s'était créée autour de la fonction, déterminant le poids, en dehors d'influences extérieures comme les textes législatifs, des sapeurs-pompiers au sein de la société et sur la fin du XIXème siècle ; un élément qui, constamment, ramènera à l'homme et à la fonction, principaux moteurs des sources de représentations.

Notes
1649.

Voir le graphique n° 20, page II-326 : Evaluation de la proportion d'habitants protégés par 1 sapeur sur la période 1881-1912. Ce diagramme a été construit à partir des informations fournies dans le tome V.

1650.

Voir le graphique n° 19, page II-322 : Evolution du nombre des sapeurs-pompiers composant le bataillon de la ville de Lyon sur la période 1881-1912 (hors sociétés annexes).

1651.

Voir le graphique n° 20 : Evaluation de la proportion d'habitants protégés par 1 sapeur sur la période
1881-1912
.

1652.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Rapport dressé le 13/04/1912.

1653.

Voir le graphique n° 20, page II-326 : Evaluation de la proportion d'habitants protégés par 1 sapeur sur la période 1881-1912.

1654.

Voir le graphique n° 7, page I-192 : Evolution du nombre d'incendies sur la période 1886-1913.

1655.

Voir le graphique n° 21, page II-327 : Evaluation comparative de la proportion d'habitants protégés par
1 sapeur sur la période 1892-1910 pour les villes de Lyon et de Paris
. Ce diagramme a été construit avec les renseignements fournis annuellement dans le tome V et des informations contenues dans les Documents administratifs et statistiques pour les années nommées. Ces publications contenaient, en effet, certaines données sur la ville de Paris avec lesquelles Lyon portait couramment la comparaison.

1656.

Idem 164.

1657.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1911, 631 p. ;
pp. 378 et suiv.