1. UNE IDENTIFICATION PAR LA FONCTION

L'essentiel de la représentation, au travers des corps de sapeurs-pompiers, est une représentation sociale et, à travers celle-ci, une représentation de l'individu. Au fil des années et de l'appartenance à l'institution s'est créée une identité bien avant que ne naisse une "corporation" des sapeurs-pompiers. Néanmoins, c'était là une identité locale pour laquelle il faudra, il est vrai, attendre la réelle création d'une fédération, en 1881-1882, pour que lui soit donnée sa pleine dimension1659. Cette conscience du groupe et de la fonction est principalement née de la seconde moitié du XIXème siècle et du contexte, que ce dernier soit politique, social, économique ou lié aux risques. L'idée de la formation d'une structure pouvant permettre aux corps de sapeurs-pompiers d'exercer leurs missions de manière plus fonctionnelle n'était pas nouvelle. Car c'était là un but, parmi d'autres, que s'était fixée la Fédération de pouvoir débattre des améliorations et des progrès à introduire dans l'institution. Certes, le projet avait été jusque là formulé différemment et sous d'autres paramètres, ôtant par ailleurs la dimension humaine. Ainsi, par son article 33, le décret de 1875 proposait la création d'inspecteurs du service des sapeurs-pompiers, preuve déjà de la représentation des unités à cette époque1660. Seulement, le concept fédératif présentait, au-delà des échanges techniques, la particularité d'offrir l'avantage des contacts humains, de relations entre différentes compagnies, besoins d'ailleurs exprimés par la structure, à cet instant au carrefour de l'activité opérationnelle et du mouvement associatif1661. Le fondateur du mouvement était un capitaine du département de l'Aisne, Charles-Auguste MICHEL1662, animé de sentiments et d'idées progressistes pour les unités de sapeurs-pompiers. A la première réunion qu'il provoqua donc en 1881, l'adhésion demeura modérée mais dès lors révélatrice de l'évolution à laquelle allait tendre cette première impulsion sans que le pouvoir politique et administratif ne prenne une part directe à la composition. Les statuts furent définitivement arrêtés l'année suivante et fondaient la Fédération des officiers et sous-officiers de sapeurs-pompiers de France et d'Algérie 1663. Ils établissaient également les objectifs parmi lesquels figurait le désir de réunir en un faisceau fraternel tous les officiers et sous-officiers de sapeurs-pompiers et d'étudier toutes les questions intéressant les soldats du feu, soit au point de vue de l'intervention sur les incendies, soit au point de vue de l'organisation des unités1664.

Les points abordés par l'association, dans le premier congrès qui eut alors lieu les 17 et 18 septembre 1882 en la ville de Reims, furent en rapport direct avec les hommes et la représentation qui entourait ces derniers puisqu'ils abordaient le problème du recrutement et de l'image de la fonction1665. Au fil de ses congrès et de ses adhésions, la Fédération donnera de plus en plus de cohérence et de poids à l'identité, à l'image de la charge de sapeur-pompier mais surtout à l'institution. Elle déterminera un des éléments contributifs à l'évolution du service d'incendie vers les services de secours, et des pompiers volontaires vers les pompiers professionnels. Aucun document ne conserve la trace de l'entrée du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon, plus exactement des membres de son encadrement, dans un premier temps, dans cette association fédérative, ni au moment de sa création, ni au moment de son changement de statut, en 1900, avec la composition de la Fédération des Sapeurs-Pompiers Français, ouverte dès lors à tous les hommes du rang, sans distinction de grade1666. Le corps lyonnais, soucieux d'introduire des réformes en son sein et de manière à améliorer son fonctionnement, faisait pourtant partie de la structure puisqu'en 1894, la ville de Lyon accueillait, durant l'Exposition Internationale, un congrès des sapeurs-pompiers organisé sous l'initiative de la Fédération1667. Ce rassemblement, prévu à l'origine en 1892, profitait dès lors, en cette année 1894, de l'influence de l'Exposition Universelle Internationale et Coloniale pour accueillir des délégations étrangères afin de permettre un échange "culturel" sur les unités existantes en d'autres pays1668. L'occasion ne fut pas seulement saisie de débats et de travaux de réflexions mais également de concours entre les différentes compagnies présentes. Organisée du 4 au 6 août sur une façade de bois établie pour l'occasion, et installée place Bellecour de façon à ce que la population puisse assister aux démonstrations, la compétition, amicale, permettait de consolider les liens et de proposer un symbole d'ordre et de maîtrise1669.

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Document n° 23 : Congrès international des sapeurs-pompiers - Ville de Lyon - Concours - Simulacre d'incendie et de sauvetage – 1894

L'identification par la fonction ne valait pas uniquement pour les hommes engagés mais avant tout et surtout pour et vis-à-vis de la population. Des manifestations comme celle du concours organisé sur une des places centrales de la ville de Lyon n'avaient pas uniquement pour but de proposer des "réjouissances" aux habitants de la cité mais de renforcer l'image des soldats du feu dans une maîtrise de l'élément et le reflet d'une structure parfaitement organisée. Bien qu'il s'agisse là de pratiques maintenant établies à la tenue annuelle des congrès de la Fédération, c'était, dans ce cas précis, l'occasion, pour le bataillon de la ville de Lyon, de démontrer, après une décennie où il fut mis à rude épreuve, les capacités des hommes, de l'unité, de sa structuration et de rétablir la confiance et la représentation du corps. Démontrer des principes de discipline et d'ordre devenait dès lors tout aussi important qu'afficher une maîtrise technique ainsi que des manoeuvres d'extinction des incendies. Apparemment, pouvoir politique et magistrats municipaux en avaient fortement conscience ; la conscience du "miroir" administratif et politique au travers des rangs. L'héritage pourrait provenir du temps de la Garde Nationale et des compositions de compagnies de pompiers en son sein. Comme les forces de police, cependant nettement moins représentatives à cette époque, perçues différemment et dégageant d'autres buts, les sapeurs-pompiers, du fait d'une participation à la vie municipale de manière quotidienne et visuelle, unité déterminée sur une composition avalisée par les autorités, étaient le véhicule de plusieurs représentations, y compris, indirectement, de l'Etat. Emerge alors, de façon encore plus affirmée, l'intérêt porté à la discipline et à l'ordre, manifeste jusque dans le port de l'uniforme. Cette préoccupation de l'image de et par la fonction, la Fédération la plaçait au premier plan de ses préoccupations. Le thème figurait bien parmi les travaux du congrès de 18821670. Jusque là, l'intérêt était sous-entendu, surtout dans les textes officiels, comme dans le décret de 1875 lorsque l'évocation était faite des corps de sapeurs-pompiers en tant qu'écho, déjà, d'une fonction associée à une manifestation d'une unité d'élite1671. Il devient, de ce point de vue, plus aisé de mesurer le poids de certaines décisions disciplinaires ou d'actes de service passibles d'une amende, aussi insignifiants puissent-ils paraître à l'origine. Au titre de l'application d'une discipline sévère, voulue par l'officier commandant le bataillon lyonnais Félix RANGÉ, se posait, notamment, le désir de rétablir l'image du corps mise à mal depuis l'incendie du Théâtre des Célestins. Lors de la visite présidentielle de 1888, une revue du bataillon fut passée par le Président de la République alors que, dans un même temps, des éléments du corps fournissaient une escorte officielle, ce qui rehaussait l'éclat de la fonction1672. Si, par-dessus tout, le commandant notait la bonne tenue générale, les hommes ayant, par exemple, négligé, pour un détail, la tenue de leur uniforme n'en étaient pas moins sanctionnés par une amende1673 ; l'image et sa garantie avaient un prix à l'origine de l'éducation.

L'identification par la fonction s'établit également par une reconnaissance sociale autre que celle se fondant sur la revue ou la démonstration, plus spécialement sur le service d'incendie et la mission des sapeurs-pompiers. Elle trouvera son expression la plus probante dans la manifestation de l'acte de courage et la "distribution" de médailles. L'identification et la reconnaissance étaient doubles, autant par la population que pour l'individu. Il s'agissait néanmoins, hors une médaille pour des actes de courage ou de dévouement, d'une gratitude qui interviendra tardivement législativement. Il faudra attendre l'année 1900 pour que soit promulguée une loi instituant des médailles d'honneur aux sapeurs-pompiers comptant 30 années de service et qui se seront particulièrement distingués dans l'exercice de leur fonction1674. Cette loi prenait en fait le relais d'un décret du Ministère de l'Intérieur qui, un an auparavant, avait institué la médaille de bronze pour récompenser les actes ou faits particuliers de courage et de dévouement ; une décoration qui pouvait être, en fait et par ailleurs, décernée aux soldats du feu ayant 30 années de service et dont les titres, quoique méritoires, ne suffisaient pas à motiver l'attribution d'une médaille d'argent1675. Dans ce dernier cas, il se fondait, à l'origine, une médaille de sauvetage, reconnaissante de l'action mais, indirectement, de la fonction que seule la médaille d'honneur procura. Le diplôme était, lui, plus ancien puisque le décret de 1875 en portait la référence1676. Ces récompenses ont peut-être pu, un temps, flatter l'individu avant de porter un témoignage sincère à la charge de sapeur. Médailles, de sauvetage ou d'honneur, diplômes, permettaient de conserver, pour l'homme et sa famille, le souvenir et le mérite qui entouraient l'obtention de la récompense. La reconnaissance de la société s'établissait alors sur l'individu et renvoyait indubitablement à la fonction.

Christophe CRÉPET évoquait les insignes récompensant le courage des hommes comme l'empreinte des soins obligés et paternels du gouvernement1677. La recherche de cette reconnaissance par l'exercice du service de soldat du feu et l'attribution d'une médaille fut mise en avant lors de l'accident de la Rue Ferrandière, en 1891. Dans les débats qui animèrent la séance du conseil municipal du 6 octobre, le reproche était adressé au commandant d'avoir procédé à l'attaque du foyer de façon inappropriée, en donnant une mesure spectaculaire à l'intervention, et aux hommes d'avoir cherché à se mettre en avant en prenant des risques inconsidérés dans l'espoir d'obtenir une gratification1678. Le moment, tragique, puisque l'accident avait entraîné la mort de deux sapeurs, était sans doute mal choisi mais mettait en lumière, sous une certaine forme, cette recherche, individuelle ou collective, de reconnaissance. Il pouvait aussi s'agir là d'un concours de circonstances, dramatique, émergeant de la situation dans laquelle était figé le corps depuis 1880 dont chacun souhaitait modifier l'orientation ; ce à quoi la maîtrise démonstrative d'une intervention rondement menée pouvait contribuer aux yeux de la population hormis que, au même titre que l'élément combattu, l'imprévisibilité et des données extérieures allaient venir bouleverser le schéma d'intervention. Dans le cas de ce qui était appelé les "belles actions", actes de sauvetage en tête, la demande et l'obtention d'une récompense se faisaient sur l'instruction d'un dossier contenant un procès-verbal détaillé et circonstancié des faits, dressé par les autorités compétentes1679. Sur l'authentification, une médaille, d'or ou d'argent, de première ou de deuxième classe, était accordée à l'auteur de l'action d'éclat. Cette attribution, publiée dans les quotidiens et dans les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, donnait généralement lieu à des cérémonies au sein du corps, et parfois publiques, qui, quelque part, servaient la fierté des hommes1680. Il a même existé un journal au nom évocateur, "Le Sauveteur", moniteur du courage et des belles actions, qui se chargeait d'en dresser la liste et la présentation1681. Comme tout mérite, sa mesure ou des jalousies établissaient des attitudes de perplexité face à certaines décisions et attributions1682. Il n'en demeure pas moins que le bataillon de la ville de Lyon comptera, dans ses rangs, de nombreux sapeurs titulaires d'une médaille de sauvetage dont la lecture des rapports d'incendie porte le témoignage des faits1683. L'octroi d'une décoration était généralement individuel. Certaines unités obtinrent cependant des distinctions dans l'idée et la référence au corps1684.

Notes
1659.

Le Sapeur-pompier, numéro spécial, 1982. Cette publication a été éditée à l'occasion de la célébration de la tenue du premier congrès, constitutif de la Fédération Nationale, qui eut lieu en septembre 1882 à Reims.

1660.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers. L'article 33 de cet acte stipulait qu'il pouvait être créé, dans le département où le conseil général aura voté les fonds nécessaires, un emploi d'inspecteur.

1661.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire, Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p.

1662.

Idem 168.

1663.

CART-TANNEUR Ph. / LESTANG J.C. - Sapeurs-pompiers de France, Paris/Barcelone, B.I.P/Solo,
2ème éd., 1986, 240 p. ; p. 76. Les statuts ont été approuvés le 24/03/1882.

1664.

Ibidem 172.

1665.

Ibidem 172.

1666.

Le Sapeur-pompier, numéro spécial, 1982. Décision du 11/11/1900.

1667.

AML, 781 WP 025 – Exposition Universelle Internationale et Coloniale de Lyon ; 1894 : - Congrès international des sapeurs-pompiers : Organisation ; 1890-1898.

1668.

Idem 176.

1669.

Voir le document n° 23, page II-331 : Congrès international des sapeurs-pompiers - Ville de Lyon - Concours - Simulacre d'incendie et de sauvetage - 1894. Le Progrès Illustré du 19/08/1894. Plusieurs éléments ressortent de ce document : un portrait du commandant PERRIN, au premier plan, portant le casque propre au bataillon de la ville de Lyon, c'est-à-dire orné sur son cimier d'un lion ; derrière lui, une pompe à vapeur de fabrication anglaise ; au centre et sur le côté droit de la façade, le déploiement des échelles aériennes ; entre ces deux échelles, au niveau de la première fenêtre, un sapeur simulant le sauvetage d'une personne à l'aide d'un descenseur ; sur la gauche de la façade, au niveau de la deuxième fenêtre, le départ d'un sac de sauvetage.

1670.

CART-TANNEUR Ph. / LESTANG J.C. - Sapeurs-pompiers de France, Paris/Barcelone, B.I.P/Solo,
2ème éd., 1986, 240 p. ; p. 76.

1671.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 368-393. Circulaire du 06/05/1876 sur les modalités d'exécution du décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers, suivie de l'exposé des motifs du projet de décret.

1672.

Visite du président Sadi CARNOT.

1673.

AML, 1271 WP 009 : Sapeurs-pompiers : Fonctionnement du bataillon : Registres d'ordre ; 1884-1892.
Ordre numéro 571. L'anecdote retiendra qu'un sapeur ayant porté son casque sur une oreille, provoquant les sourires du public, fut puni d'une retenue sur sa solde.

1674.

Bulletin des lois – 1900 ; Bull. n° 2148, tome 60, p. 1353. Diplômes et médailles d'honneur. Cette loi subira plusieurs modifications concernant les conditions exigées pour l'obtention de la médaille d'honneur des sapeurs-pompiers à la promulgation du décret de 1914 portant réglementation publique des corps de sapeurs-pompiers.

1675.

Recueil des actes administratifs du département du Rhône – 1899 ; p. 248. Décret du 03/06/1899.

1676.

Bulletin Officiel du Ministère de l'Intérieur – 1876 ; pp. 193-200. Décret du 29/12/1875 relatif à l'organisation et au service des corps de sapeurs-pompiers. Article 32.

1677.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Projet de réorganisation de Ch. CRÉPET - 1851.

1678.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1891 ; vol. 4, séance du 06/10, pp. 3-30.

1679.

Circulaire du 15/07/1843.

1680.

Le Petit Journal présente, dans son édition du 15/07/1906, "la distribution des récompenses aux sapeurs-pompiers".

1681.

Le Salut Public du 14/02/1874 porte une référence à cette publication.

1682.

Le Courrier de Lyon du 21/03/1877. Dans sa parution, le quotidien évoquait des médailles pour actes de courage décernées trop facilement.

1683.

Les Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon portaient couramment l'état annuel des hommes du corps récompensés par une médaille.

1684.

Nombreux sont les sapeurs-pompiers qui ont payé de leur vie leur dévouement à arracher les biens d'autrui d'une destruction par le feu. Les corps de sapeurs-pompiers ont aussi payé un lourd tribut lors des conflits guerriers et c'est au titre du groupe et des hommes le composant, sans distinction, que les drapeaux des corps des villes de Belfort et Sedan, par exemple, ont été spécialement honorés pour leur participation aux combats de 1870.