3. LA RECONNAISSANCE DES HUMBLES

Accorder des dons aux corps de sapeurs-pompiers en récompense de leur service entrera graduellement dans les modes de reconnaissance dont firent preuve, en premier lieu, les personnes victimes d'un incendie et qui devaient la sauvegarde de leurs biens à l'intervention des soldats du feu. Le service de ces hommes étant gratuit, il s'agissait d'un témoignage significatif de reconnaissance que faisaient généralement les particuliers, mais aussi, parfois, les entreprises et les compagnies d'assurance, aux sapeurs. Si l'image des hommes prêtait parfois à rire, l'usage de la dérision n'aurait été qu'une façade dissimulant une conscience de l'investissement des hommes composant les rangs et de la prise de risques dans l'accomplissement de leur service. Tous les règlements codifiant le fonctionnement du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon sur la période 1852-1913 interdisaient à tout sapeur, quel que soit son grade, d'accepter une rémunération, quelle que soit sa forme, de la part d'un particulier ou d'une collectivité, en échange de son travail1885. L'acceptation du don ne pouvait se faire qu'à l'intention du corps comme entité1886. Les sommes remises en remerciement des services accomplis étaient dès lors versées à la caisse de la société de secours mutuels ou bien utilisées à la distribution ou à l'amélioration de secours et de pensions accordés aux sapeurs victimes de leur devoir, aux retraités1887. Dans ce dernier cas, l'article 2 de l'arrêté portant la création de la caisse spéciale en faveur des retraités du bataillon lyonnais autorisait le versement des dons et legs, mais aussi du produit des amendes et des subventions municipales, dans le capital de cette caisse1888. La plupart du temps, la reconnaissance venait de gens de conditions modestes, c'est-à-dire ceux qui avaient le plus à souffrir d'une destruction par le feu, avec une ouverture sociale de plus en plus large au fur et à mesure de l'avancée du XIXème siècle et des versements de plus en plus importants, pas nécessairement en montant mais en nombre1889. Cette conscience par rapport aux services rendus, aux devoirs accomplis, aux sacrifices accordés, à l'investissement des hommes, deviendra de plus en plus flagrante. Elle contribuera, sous une certaine forme, à faire s'estomper l'image, parfois négative, qui était associée aux pompiers dont la population retenait plus volontiers les écarts que le désintéressement. La reconnaissance par le don, si elle exprimait un sentiment identique, venait, avant tout, de particuliers, puis d'entreprises, qui entendaient ainsi exprimer, par la remise d'une somme d'argent, la gratitude d'une préservation d'un bien économique dont la destruction, bien que généralement assurée, aurait coûté bien plus cher qu'un simple don1890. Ce dernier pouvait également provenir de sociétés d'assurance qui, par la distribution d'une gratification, saisissaient l'occasion d'exprimer une obligation face aux efforts déployés par les sapeurs-pompiers pour circonscrire un incendie dans les meilleurs délais et éviter, dès lors, aux sociétés d'avoir à payer une indemnité d'assurance élevée1891.

La reconnaissance, que n'obtenaient pas nécessairement les sapeurs-pompiers à travers la solde qui leur était accordée pour l'exercice de leur charge, pouvait donc l'être par la population et l'intermédiaire d'un geste, celui d'une donation. Dans d'autres circonstances, des personnes choisirent de marquer, de façon singulière mais néanmoins explicite, leur gratitude aux sapeurs-pompiers. Ce fut le cas, pour le bataillon de la ville de Lyon, avec un legs, nommé legs BERGER, du nom du testateur, fait en faveur des sapeurs-pompiers du corps, soit blessés, soit méritants1892. Par testament, Mr Jean-Baptiste BERGER, propriétaire rentier, décédé le 21 août 1860, léguait au corps de pompiers de Lyon la somme de 10.000 francs. Celle-ci avait une forme inaliénable et ne pouvait changer de destination. Elle devait voir ses intérêts convertis, chaque année, en un ou plusieurs prix devant récompenser des actes de courage ou de dévouement, et en secours pour ceux des hommes qui se seront blessés en accomplissant leur service ou qui seront tombés malades à la suite de leurs interventions1893. Mr BERGER s'exprimait en ces mots : ‘"En témoignage de ma haute estime pour des citoyens qui oublient leur famille, leur fortune et exposent leur vie pour sauver la vie, la famille et la fortune de leurs concitoyens, je lègue (...)"1894.’ L'acceptation de ce don, au nom de la ville de Lyon et à l'attention du bataillon des sapeurs-pompiers, fut approuvée en séance de la commission municipale le 22 février 18611895. La décision fut donc prise, conformément aux voeux du testateur, de placer ce capital de 10.000 francs en rentes sur l'Etat afin que celles-ci servent l'affectation souhaitée des intérêts produits1896. Il s'ensuivra alors, pour chaque année, une répartition, soit en prix aux sapeurs méritants, soit en secours aux pompiers blessés, et dont la disposition des états nominatifs permet de suivre, périodiquement, l'évolution1897. En 1864, le produit des rentes se montait à 460 francs et fonda, pour 1865, l'affectation de sommes fixées à 17, 20 ou 30 francs selon les propositions1898. Au fil des années, sous l'accroissement des avantages accordés aux hommes, notamment avec la création de différentes caisses et le développement de l'assurance, les propositions étaient moins nombreuses et, en conséquence, les sommes affectées plus importantes1899. Le produit des intérêts en rentes sur l'Etat fut distribué jusqu'en 1912, versées sur l'année 1913. Seulement, les propositions pour 1913 ne reçurent aucune exécution en raison des événements qui allaient survenir. Dans ce dernier état nominatif, les montants en prix se déterminaient, pour une citation à l'ordre de la compagnie, de 35 à 40 francs, et concernaient trois hommes, tandis que les sommes en secours, allant de blessures du type de multiples contusions au traumatisme crânien, s'établissaient de 25 à 110 francs, et concernaient 7 sapeurs1900 ; soit l'affectation totale d'une somme logiquement identique à 1864, 460 francs, pour 10 hommes méritants ou blessés1901. Malgré les immenses services rendus par les hommes du corps de la ville de Lyon, les incidents, les accidents, les mérites obtenus et les blessures reçues, aucune distribution sous le produit des intérêts du legs BERGER n'eut donc lieu durant la Première Guerre Mondiale si bien qu'en 1920, l'arrérage disponible se montait à 3.220 francs1902.

Dans le cadre de ce legs, il s'agissait d'une forme particulière de secours qui pouvait être accordé aux sapeurs-pompiers. La reconnaissance était symbolique puisqu'elle ne venait pas de l'administration mais d'un particulier. La différence se marquait dès lors entre la solde, les secours et les pensions, qui émanaient des services administratifs, les allocations versées par les sociétés d'assurance lorsque les effectifs deviendront protégés contre les risques que leur faisait courir leur service, et ces modèles de reconnaissance liés, de manière directe, à la conscience populaire. Les dons revêtaient, eux, une autre signification car le rapport n'était pas, figurativement, explicite entre la somme versée et le service des sapeurs. Dans ce dernier cas, bien que la référence soit à l'intervention, l'intermédiaire s'appuyait en effet sur le versement du don dans le capital d'une caisse dont le but était évidemment de concourir à l'amélioration des secours ou des pensions accordés aux soldats du feu. Sous le détail des intentions qui conduisirent Mr BERGER à léguer, par testament, une somme de 10.000 francs en faveur des sapeurs-pompiers blessés ou méritants du bataillon de Lyon, le rapport était expressif quant à la sensibilité des hommes et à l'exigence du service. Lorsqu'il évoquait des personnes faisant abstraction de leur famille, bravant le danger pour défendre et sauvegarder les biens d'autrui et de la collectivité, le rapprochement se faisait manifestement à l'interprétation du devoir dans l'esprit de ces hommes1903. Ce legs et la décision de son acceptation interviendront à un moment où la solde de sapeur du bataillon de Lyon demeurait relativement faible, 100 francs pour un grade de 1ère classe sous le régime institué par l'arrêté de création de 18521904. Ces deux stades contribuèrent, sous une certaine forme, à l'introduction d'améliorations. Ces dernières restaient significatives par leur origine qui n'avait rien à voir avec des obligations législatives qui marquaient néanmoins la reconnaissance de la nation. Ces obligations pouvaient prendre la forme d'un droit à des secours et à des pensions, institué par la loi de 1851, par exemple, mais qui demeurait tributaire des budgets municipaux si bien que les compensations qui pouvaient être obtenues n'étaient pas toujours en rapport avec les conséquences du service sur la santé ou le physique d'un sapeur. C'était également le cas sous le legs BERGER mais celui-ci avait l'avantage d'être constant même si le montant des sommes affectées était couramment de faible proportion. Dons et legs, sous la référence à leurs sources et la reconnaissance populaire qu'ils véhiculaient, pouvaient favoriser l'établissement d'un lien entre la modicité des soldes et les prérogatives auxquelles donnait droit la fonction de sapeur-pompier. Le symbolisme était surtout très fort sous le service volontaire mais devenait expressivement différent sous l'apparition de la profession de sapeur-pompier où le service était accompli sous une forme distincte et pour un salaire.

Notes
1885.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929.

1886.

Il y a pu avoir des abus. Le commandant WILLAMME, durant l'exercice de sa fonction, avait accusé son prédécesseur, le commandant BARQUI, d'avoir conservé certains dons, détournés à son profit. Rien ne permet de confirmer explicitement ces faits qui feront alors entrer cette supposition dans une manoeuvre discriminatoire.

1887.

AML, 1270 WP 006 – Sapeurs-pompiers : Personnel : Félicitations, récompenses, dons ; 1807-1939.

1888.

AML, 1270 WP 012 – Sapeurs-pompiers : Pension de retraite : - Caisse spéciale en faveur des retraités du bataillon des sapeurs-pompiers de Lyon : Création et fonctionnement ; 1879-1913. Règlement du 15/01/1885.

1889.

Idem 53 / ASPL, n° 316 – Ville de Lyon : Bataillon des sapeurs-pompiers : Registres des dons et fonds divers ; 1901-1913.

1890.

Idem 53.

1891.

AML, 1270 WP 006 – Sapeurs-pompiers : Personnel : Félicitations, récompenses, dons ; 1807-1939.

1892.

AML, 1270 WP 010 – Sapeurs-pompiers : Personnel : - Legs BERGER en faveur des sapeurs-pompiers blessés ou méritants ; 1859 ; 1861-1939.

1893.

Idem 58.

1894.

Idem 58. Testament de Mr BERGER. Il ne faisait aucune distinction d'organisation du corps même si celui-ci venait à être organisé militairement.

1895.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1861 ; séance du 22/02 ; p. 141.

1896.

Idem 58.

1897.

Idem 58.

1898.

Idem 58. Propositions au 18/02/1865 et état nominatif des sapeurs-pompiers qui méritent la faveur du legs BERGER.

1899.

Idem 58.

1900.

Idem 58. Arrêté de proposition du 26/12/1913.

1901.

AML, 1270 WP 010 – Sapeurs-pompiers : Personnel : - Legs BERGER en faveur des sapeurs-pompiers blessés ou méritants ; 1859 ; 1861-1939. Sur un effectif compté de 82 sapeurs-pompiers en octobre 1913,
12 % du personnel avait droit au bénéfice du legs BERGER

1902.

Idem 67. Courrier du commandant au maire le 26/01/1920 sur l'absence de distribution des intérêts produits depuis les propositions qui avaient concerné l'année 1913, soit depuis 7 ans.

1903.

Idem 67. Testament de Mr BERGER.

1904.

Voir le document n° 29, page II-366 : Evolution de la solde annuelle de sapeur-pompier et de sous-officier du bataillon de la ville de Lyon sur la période 1852-1913 suivie d'une correspondance journalière.