3. TISSER UNE TOILE DE POSTES-AVERTISSEURS PUBLICS D'INCENDIE

La nomination du capitaine JATOWSKI, issu des rangs de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, à la tête du service d'incendie de la ville de Lyon, ne correspondait pas à une affectation de complaisance. Par l'intermédiaire de cette désignation, l'intention de l'administration municipale était de donner plus de fermeté, dans la continuité des précédents commandements, au respect et au maintien des objectifs déterminés, notamment concernant la voie de modernisation et de professionnalisation de l'unité. Cet officier supérieur, qui remplira ses fonctions au sein du corps lyonnais jusqu'à sa mobilisation devant les événements de 1914, arrivait à Lyon avec l'expérience du fonctionnement des secours parisiens. A peine nommé, il dressait un état des lieux du service et soumettait un projet de réorganisation dont certaines des recommandations figureront dans la délibération prise en août 19122505. Dans son rapport, celui-ci remarquait que la rapidité de l'obtention des secours et la disponibilité des moyens demeuraient insuffisantes. Selon lui, il importait d'engager l'institution sur de nouvelles réformes et de ne pas attendre le retour d'un événement catastrophique, comme ce fut fréquemment le cas, pour se ranger au bien-fondé des propositions qui étaient faites. Parmi les mesures qu'il mettait en avant, il soulignait la force de la rapidité d'une alerte et insistait sur l'efficacité d'un effectif caserné, éléments auxquels des sinistres, survenus peu après le dépôt de son projet, allaient donner un écho. Sous une vue d'ensemble, le projet était ambitieux. Il établissait surtout une ressemblance manifeste avec ce qui fonctionnait dans la capitale française en dehors de l'aversion chronique de la ville de Lyon à composer une unité militaire2506.

Parmi les remarques qui suivirent son rapport, et que le capitaine JATOWSKI formulait à l'adresse du premier magistrat municipal, Edouard HERRIOT, en juillet 1912, l'homme mentionnait la surprise qu'il avait eue de constater que la ville de Lyon n'avait pas choisi de tisser, sur son territoire communal, la trame d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie2507. Selon lui, c'était pourtant un équipement d'utilité attendu que, si le téléphone était répandu, la population était encore nombreuse à ne pas avoir les moyens de s'abonner à ce mode de communication. L'implantation d'appareils, dans certains locaux, et la mise en liaison avec le service d'incendie rendaient d'immenses bienfaits mais ne procuraient pas encore, selon l'officier, un système satisfaisant dans la diffusion de l'alerte et la demande de secours2508 ; ce à quoi, l'équipement en postes-avertisseurs pouvait remédier en multipliant les points d'appel de manière plus abondante et du fait de sa représentation comme d'un moyen rapide d'appel en cas d'incendie2509. Le capitaine parlait d'ailleurs de cette innovation comme du gardien "du petit commerçant auquel un incendie serait funeste"2510. Le principe n'était pas nouveau puisque Ed. THIERS, dans son rapport de 1881, portait une allusion à cette prescription2511. Le fonctionnement reposait sur une communication téléphonique qui ne se faisait, dans ce cas, que vers un unique correspondant, soit le téléphoniste du service d'incendie. En 1912, le projet du capitaine JATOWSKI était l'étude d'un équipement de la maison SIEMENS dont il disait ouvertement que la société avait le défaut d'être étrangère, et surtout allemande, mais était la seule à fabriquer des appareils sûrs et pratiques2512. Seulement, le coût financier était imposant, aussi la proposition sera-t-elle faite, en remplacement, de pourvoir en lignes téléphoniques les 40 postes de police disséminés sur le territoire lyonnais de manière à augmenter les stations d'appel2513. Ce projet d'édification d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie n'avait en fait rien de nouveau. Une allusion lui était donc déjà portée dans le rapport remis par Ed. THIERS à la commission chargée de travailler sur la réorganisation du bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon. Le maire A. GAILLETON y faisait, lui aussi, référence dans son rapport de 1883 sur la dispense des secours d'incendie, en notant toutefois qu'il ne paraissait pas appelé à jouer un rôle utile dans le projet lyonnais d'organisation des secours pour compenser les dépenses d'installation qu'il entraînerait2514. Quant au rapporteur GRINAND, le document qu'il remettra contenait aussi une indiction sur ce mode d'alerte2515.

Le projet fut donc mis à l'étude d'équiper le réseau urbain de la cité en postes-avertisseurs d'incendie à la suite de ce dernier rapport2516. La préoccupation était tellement intense, à cet instant, face aux dangers et aux délais d'intervention que le commandant proposa même à l'administration municipale de rémunérer, à hauteur de 1 ou 2 francs, les citoyens qui signaleront un incendie autre qu'un feu de cheminée2517. C'est pourquoi il fut choisi de mettre à l'étude un semblable projet d'équipement alors même que la ville venait de faire installer un réseau téléphonique reliant les postes de sapeurs-pompiers entre eux. Le téléphone en était donc la base. Les postes étaient, dans l'étude, soit placés sur des colonnes en fonte, soit fixés aux façades extérieures des maisons, et principalement aux angles de rues. Renseignements pris auprès de diverses villes usant d'un tel réseau, deux modes présentaient, à cette date, des critères de fiabilité, le système PETIT et le système DIGEON2518. Le second était défini comme le plus pratique. Il se présentait comme un appareil renfermé dans une boîte en fonte avec une petite glace couvrant une des faces de l'instrument2519. En brisant celle-ci, par effet mécanique, la face de l'appareil s'ouvrait et découvrait, inscrite en gros caractères, la marche à suivre pour donner un message d'alerte ainsi que l'embouchure d'un téléphone mis en communication avec le poste de sécurité le plus proche2520. Au même moment, deux sonneries se déclenchaient, l'une issue de l'avertisseur, de manière à attirer l'attention du public, voire d'un agent de police, et de manière à éviter les fausses alertes, l'autre dans le poste prêt à recevoir la transmission afin d'attirer l'attention du sapeur de garde2521. A la cessation de l'alarme, le témoin donnait les informations dont il était en possession au téléphoniste qui, à la réception complète du message, envoyait, par le jeu de mécanismes, un son sourd, parent d'un vrombissement, signifiant que l'appel avait été reçu et que les pompiers sortaient. Il ne s'agissait donc pas d'un poste téléphonique complet puisque aucune conversation n'était permise. C'était, dans tous les cas, un moyen efficace d'avertissement dont plusieurs villes, françaises ou étrangères, avaient fait l'effort d'installation face aux dangers des incendies, de propagation de la flamme et des dommages causés, déterminant le besoin d'intervenir rapidement.

Le bénéfice de l'installation était celui de l'accélération de la transmission de l'alerte. Dans son projet d'établissement d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie, la première intention fut celle de pratiquer un essai au travers de l'équipement du centre-ville de l'agglomération dont l'estimation du montant des travaux, pour 12 appareils, était de 13.000 francs, soit légèrement plus que les dépenses d'installation du réseau téléphonique spécial affecté au service d'incendie2522. Le projet ne reçut aucune exécution. La réitération du besoin d'améliorer les communications, parmi d'autres progrès à introduire, fut ouvertement faite par le commandant RANGÉ au moment des funérailles des sapeurs DEVAUD et MIRAILLET2523. Le projet tardera cependant à être repris jusqu'à ce que le conseil municipal demande, de nouveau, la création d'un réseau de postes-avertisseurs dans une séance d'août 18972524. La recherche fut alors faite des emplacements qui conviendraient à l'installation de ces stations d'appel. Celles-ci devaient être, dans tous les cas, établies dans des locaux ouverts jours et nuit, pour permettre les communications à toute heure, et disposant d'un gardien pour éviter les fausses alertes. Cela pouvait être soit les postes permanents de sapeurs-pompiers, soit les postes de police, ou encore de la compagnie du gaz, voire chez les boulangers2525. Le choix fut déterminé sur les appareils DIGEON et la liste des emplacements projetés comprendra finalement 132 stations réparties sur la surface de l'agglomération2526. Le montant des travaux était estimé à 54.000 francs pour les lignes, qui devraient être enterrées afin d'éviter l'encombrement du réseau filaire aérien, et celui d'achat des appareils, à 52.000 francs, soit une dépense totale de 106.000 francs2527. Le budget était important et le projet fut finalement définitivement abandonné. La question de l'investissement financier fut vraisemblablement décisive mais n'a pas joué le seul rôle. En 1899, la préoccupation des autorités en matière de menace demeurait celle d'une destruction des structures par le feu bien que soit également en train de poindre une évolution des risques. En outre, la situation des communications avait déjà nettement changé. Le réseau avait notamment été étendu qui faisait que le projet étudié arrivait tardivement malgré les services qu'il aurait pu rendre. Surtout l'attention de l'administration municipale était accaparée par d'autres objectifs, tout aussi importants que ceux relatifs à l'alerte. Car, si les délais étaient raccourcis par l'usage de nouveaux procédés de communication adaptés au service de lutte contre le feu, il importait également que la ville de Lyon réorganise complètement son service d'incendie ; ce qui allait nécessiter des disponibilités financières. Surtout, le projet d'équipement de 1899 intervenait juste au moment où la décision était prise de surseoir au recrutement des compagnies d'arrondissement avec, à terme, le licenciement de celles-ci2528. Il fallait donc augmenter les effectifs de la structure permanente, moderniser le parc technique et matériel, c'est-à-dire se préoccuper d'autres cibles, elles aussi prioritaires, qui faisaient passer le projet d'équipement en postes-avertisseurs au second plan. En outre, face aux problèmes rencontrés dans la transmission des communications au moyen du réseau installé, la ville allait devoir moderniser ces lignes en les renforçant par un doublement2529. Bien que les dépenses aient été prises en charge par la compagnie responsable des tracas, les autorités savaient déjà, face à l'essor du téléphone, que tôt ou tard, l'équipement originel devrait être renforcé. Il paraissait donc inutile de grever le budget par une dépense d'installation qui serait rapidement dépassée par l'extension du procédé téléphonique. Si l'installation de postes-avertisseurs ne fut pas exécutée, ce mode de signalement reçut néanmoins différentes applications dans l'agglomération lyonnaise, notamment par l'équipement de quelques bâtiments publics ou lors de manifestations2530.

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Carte n° 4 : Projet dressé en 1899 d'établissement d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie pour l'agglomération de Lyon

Le réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie de 1899, tel qu'il était projeté, couvrait la totalité de la surface communale2531. Il privilégiait, avant tout, les quartiers densément bâtis et peuplés, c'est-à-dire dans les espaces où la propagation des flammes était la plus à craindre ; donc, dans les parties administratives de la cité où les délais d'intervention imposaient d'être le plus court possible. Le maillage était, à peu de choses près, celui des bouches d'incendie2532. En décidant d'équiper la ville de stations d'appel de ce type, plusieurs motivations perçaient qui tendent à légitimer la permanence que faisait planer la menace d'incendie sur la trame urbaine. La société avait fait d'énormes progrès en matière de prévention, de distribution et de disponibilité d'intervention d'une unité d'urgence. Pourtant, le feu détruisait encore fréquemment des surfaces étendues en causant des dommages significatifs. En multipliant les points d'alerte, au-delà du raccourcissement des délais, le but était également celui de développer les réflexes ; l'effet était aussi celui de banaliser l'événement, ce qui avait parfois des conséquences tragiques. Si le réseau n'a pas été implanté, le corollaire se fait d'autre part avec les déclarations d'incendie qui, si elles augmentaient, représentaient, de plus en plus couramment, des incendies de faible ou de moyenne importance2533. Certains magistrats municipaux manifestèrent même leur crainte face à de l'incivisme qui pourrait donner lieu à des déclenchements intempestifs si de semblables moyens étaient mis à la disposition du public2534. C'est pourquoi l'idée était celle d'établir les stations dans des locaux disposant d'un personnel, ce qui, en dehors de l'accessibilité à l'appareil, devait avoir un effet dissuasif. Car, de fausses alertes étaient aussi déclenchées qui mettaient la ville en émoi et réveillaient la peur du feu quand elles étaient provoquées au milieu du XIXème siècle. En 1891, 18 fausses alertes étaient comptées et jusqu'à 33, en 19132535. Seulement, le rapport à l'information n'est pas toujours clairement établi, ce qui signifie qu'ont été parfois recensés comme des fausses alertes des feux qui n'en étaient pas. Il ne s'agissait donc pas toujours de déclenchements intempestifs mais d'une précipitation dans un jugement qui demeurait louable dans l'intention qui était à l'origine de la demande. Reste néanmoins que le déclenchement des secours par la réception d'une fausse alerte volontaire existait bel et bien. C'est d'ailleurs afin d'éviter ce genre d'incident que les gardiens de la paix se déplaçaient parfois, en premier lieu, sur un incendie, avant les pompiers, pour vérifier le bien-fondé du signalement et de l'existence d'un danger2536. Alors que, d'un côté, tout était fait pour raccourcir les délais d'alerte, y compris dans des projets d'aménagement qui auraient été coûteux, il arrivait que du temps soit perdu en procédant de cette façon et qu'un sinistre prenne des proportions dangereuses. Les forces de police ne furent pas les seuls services à intervenir conjointement avec le corps de sapeurs-pompiers de Lyon. Au moment de l'extension du réseau d'eau, il était courant que les hommes de la voirie interviennent, eux aussi, et spécialement les hommes du service des eaux. La nécessité s'établissait sur la mise à disposition des sapeurs, par cet intermédiaire, des clefs ouvrant les bouches d'arrosage, prises d'eau essentielles pour l'alimentation jusqu'à ce que soit organisé un service de bouches d'incendie affecté exclusivement à la lutte contre le feu.

Notes
2505.

Idem 253. Rapport dressé le 13/04/1912. Délibération en conseil municipal du 05/08/1912 approuvée par arrêté préfectoral du 04/10/1912.

2506.

Idem 253. Rapport dressé le 13/04/1912.

2507.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité ; - Avertisseurs sur la voie publique ; 1888-1899. Courrier du 01/07/1912.

2508.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité ; - Avertisseurs sur la voie publique ; 1888-1899. Courrier du 01/07/1912.

2509.

Ibidem 257.

2510.

Ibidem 257.

2511.

THIERS Ed. - La réorganisation des sapeurs-pompiers de Lyon, Lyon, Association Typographique, 1881,
118 p. Chapitre consacré au matériel.

2512.

Ibidem 257.

2513.

Idem 257.

2514.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Rapport dressé le 05/11/1883.

2515.

VILLE DE LYON. - Sapeurs-pompiers - Commission d'études pour la réorganisation du bataillon des sapeurs-pompiers, Lyon, Association Typographique, 1885, 29 p.

2516.

Idem 257.

2517.

Idem 257. Lettre du chef de bataillon le 21/09/1889.

2518.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité ; - Avertisseurs sur la voie publique ; 1888-1899. Rapport du service de la voirie du 28/06/1890.

2519.

Le Petit Electricien Illustré, n° 32, 06/05/1893, tome 1 ; pp. 249 et suiv.

2520.

Idem 268.

2521.

Idem 268.

2522.

Idem 267. Projet de 1890.

2523.

L'Echo de Lyon du 05/10/1891.

2524.

Idem 267. Séance du 17/08/1897.

2525.

Idem 267.

2526.

Voir la carte n° 4, page III-471 : Projet dressé en 1899 d'établissement d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie pour l'agglomération de Lyon. AML, 2.S.375 – Plan : Lyon : Sécurité incendie ; 1899 ;
Plan pour le projet d'un réseau de postes-avertisseurs d'incendie.

2527.

Idem 267.

2528.

AML, 1270 WP 002 – Sapeurs-pompiers : Conseil d'administration du bataillon : - Comptes-rendus de séances ; 1863-1928. Séance du 23/03/1899.

2529.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1899 ; vol. 1, séance du 28/03, pp. 167-168.

2530.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1914 ; vol. 1, séance du 16/02, pp. 54-55.
Projet d'installation d'avertisseurs téléphoniques d'incendie dans l'enceinte de l'Exposition Internationale Urbaine de 1914.

2531.

Voir la carte n° 4, page III-471 : Projet dressé en 1899 d'établissement d'un réseau de postes-avertisseurs publics d'incendie pour l'agglomération de Lyon.

2532.

Voir la carte n° 5, page III-485 : Situation spatiale des bouches d'incendie réparties sur le territoire de l'agglomération lyonnaise en 1880 et 1899.

2533.

Voir le graphique n° 6, page I-191 : Evolution du nombre des incendies selon le montant des dommages sur la période 1886-1913.

2534.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité ; - Avertisseurs sur la voie publique ; 1888-1899.

2535.

Voir dans la Bible d'informations, tome V, les années concernées ; 1891 : pp. V-117 et suiv. ;
1913 : pp. V-244 et suiv.

2536.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1895 ; vol. 3, séance du 25/06, pp. 358-360. Interpellation de Mr BONNARD.