B. LE RAPPORT À UN ÉLÉMENT DE SECOURS FONDAMENTAL : L'EAU

1. LA DISPOSITION DE L'ÉLÉMENT

L'innovation et les progrès techniques joueront un rôle prépondérant dans la maîtrise progressive des risques incendie. Au même titre que l'avancée dans le domaine des communications, le perfectionnement des réseaux, dans la disponibilité d'un élément fondamental à la lutte contre le feu, l'eau, sera d'un intérêt capital. Le XIXème siècle fournira ainsi le terreau de bouleversements sociaux, économiques, politiques et techniques d'envergure. L'équipement des espaces urbains, dans une distribution en eau autre que celle issue des bornes fontaines, des fontaines monumentales, ou des cours d'eau qui traversaient l'espace, fera partie de ces bouleversements au travers de la structuration moderne d'un réseau d'adduction d'eau. L'eau est un bien précieux, indispensable à la vie. Elle est aussi un élément de survie. Dans le cas de l'incendie, en l'état des connaissances scientifiques, à cette période, elle était en effet le seul élément capable, en dehors de pratiques, telle que la part du feu, de venir à bout des flammes dévastatrices. Cette remarque n'était pas le propre d'une observation moderne. Les civilisations anciennes avaient déjà fait cette constatation sans pouvoir nécessairement mettre à profit celle-ci par l'absence d'une alimentation de masse et la disposition d'un matériel technique capable de projeter l'élément sur un foyer. Les progrès furent graduels et font que la société s'est longtemps appuyée sur des systèmes hérités des temps anciens, jusqu'à ce qu'ils connaissent une évolution remarquable2537. Selon J.P. GOUBERT2538, le point admis à l'introduction des perfectionnements est, dans le cadre de la société française, celui de la Révolution de 1789. Le mouvement ne s'accomplira, cependant, qu'avec lenteur, entre le début des années 1800 et la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Avec le XIXème siècle, l'eau allait devenir un bien désormais accessible à tout un chacun et, d'autre part, un produit industriel et commercial.

La disponibilité de l'eau n'avait pas que pour seul caractère la recherche du bénéfice à l'usage des populations. Elle ne peut être réduite à cet unique facteur lorsque le rapprochement est fait avec la menace d'incendie et les risques que couraient les espaces densément bâtis, que ce soit dans des villes à l'armature héritée du moyen âge ou dans des cités du XIXème siècle, au développement plus moderne. Les auteurs de La ville en feu, reprenant dans leurs propos l'analyse d'André GUILLERME, présentaient d'ailleurs des éléments intéressants à ce point de vue2539. La présence des fontaines à l'intérieur des cités se justifiait autant, si ce n'est plus, dans un souci de prévenir la propagation des incendies que dans l'intention de fournir aux populations des facilités d'accès à l'élément. Toujours selon la référence à l'étude d'André GUILLERME, les porteurs d'eau avaient également autant un rôle à jouer dans la lutte contre le feu que dans la distribution de l'eau à l'attention du public2540. C'est ce rapport à la difficulté de fournir, en suffisance, l'élément qui fit que le seul recours dans la disposition de celui-ci à destination de la lutte contre le feu fut la chaîne d'alimentation en seaux et, à l'opposé, la part du feu. Jusqu'à ce que les seringues fassent leur apparition puis la pompe, il s'agissait des seuls moyens pour stopper un incendie. D'ailleurs, le premier était fréquemment inutile lorsque l'incendie prenait des proportions importantes ; ce qui explique que des villes auront eu à souffrir d'imposantes dévastations, y compris à l'époque moderne en des lieux où le réseau d'eau n'était que peu développé. Car, la maîtrise de la menace incendie est bien celle de la conjugaison de plusieurs facteurs dont la constitution des corps chargés de la sauvegarde et de la défense des biens et des personnes contre les flammes ne représente qu'une partie, toutefois importante. Sans l'association à la prévention, aux progrès techniques et l'accessibilité favorisée à l'eau, l'évolution n'aurait pas été aussi rapide, sur un siècle, entre le passage de sinistres couramment destructeurs à des sinistres localisés2541. A l'échelle d'une agglomération de la dimension de Lyon, les améliorations et les perfectionnements dans la distribution en eau furent significatifs sur la seconde moitié du XIXème siècle et ont fait que le rapport à l'eau utilisée dans l'extinction des incendies fut radicalement modifié2542. Bien sûr, ceci doit aussi être replacé dans un contexte, celui de l'évolution des risques et de la modification de la classification des sinistres, nombreux mais moins étendus. Il n'en demeure pas moins qu'en fonction des délais d'intervention, continuellement raccourcis du fait du bénéfice d'autres progrès techniques, ceux de la communication ou du transport des pompes, de plus en plus de sinistres étaient éteints à l'aide d'une longueur de tuyaux vissée sur une bouche d'eau, voire à l'aide de simples seaux d'eau2543. Cela signifiait que le réseau était devenu suffisamment étendu pour que sur quasi toute la surface de la cité lyonnaise l'eau soit accessible en quantité suffisante, avec une pression utilisable et sous un caractère de proximité, bien que des nuances soient à apporter.

Cette tendance ne s'exprimera que sur les dernières décennies du XIXème siècle. Jusque là, un certain nombre de contraintes techniques ou financières imposèrent de lentes modifications. Les problèmes rencontrés étaient autant liés à la mécanique des terrains qu'à la pression de l'eau et à l'investissement qu'imposait le développement des infrastructures. Le plus difficile n'était d'ailleurs pas forcement d'amener l'eau sur un lieu de distribution mais de concevoir celle-ci autour d'une forme réticulaire. Deux techniques, en concurrence, déterminaient l'alimentation en eau au début des années 1800. J.P. GOUBERT en fait, dans son ouvrage2544, une présentation. Il s'agissait de l'alimentation en ligne et de celle en réseau, la première correspondant à un unique objet, la seconde s'intéressant au nombre. Le second procédé présentait, évidemment, le plus d'avantages. Il demandait néanmoins la résolution de nombreux problèmes techniques. Une des solutions était d'amener l'eau sur un point topographiquement élevé pour que celle-ci soit desservie par gravité, ce qui posait la question de l'acheminement en hauteur. A cette interrogation, l'utilisation de la machine à vapeur proposait une solution bien que des réticences se soient à l'origine manifestées face au coût, aux dangers et à une technologie moderne. De nouvelles constructions -les châteaux et réservoirs d'eau- allaient donc progressivement apparaître au sein du paysage urbain. Une autre partie des problèmes techniques à résoudre se fondait sur la conception du réseau et la distribution. Les tuyaux représentaient l'instrument essentiel à l'alimentation mais commandaient la réalisation de perfectionnements. Petit à petit, le plomb disparaîtra au profit de l'emploi de la fonte, matériau présentant des caractères de maniabilité, de résistance malgré des inconvénients de cassures ou de pertes de charge2545. Ces dernières seront d'ailleurs fortement réduites avec le développement des techniques d'alésage.

Progressivement, l'eau deviendra donc un élément faisant partie, d'abord de l'espace public, puis de l'espace privé, autrement que par l'intermédiaire des fontaines monumentales. L'accession à l'espace privé se fera également avec l'évolution des savoirs sociaux sur des notions, telle que l'hygiène. C'est d'ailleurs cette association aux différents facteurs et cette émergence qui ont dû déterminer, par la démonstration, J.P. GOUBERT à donner à son ouvrage le titre de : "La conquête de l'eau"2546. Au fil de son étude et sous la présentation des effets de cette conquête, l'observation était celle d'un rapport à l'eau qui modifiera le paysage et investira le quotidien des sociétés2547. Ces bouleversements seront en fait introduits avec l'évolution des réseaux et l'apparition de compagnies qui se chargeront, à ce moment-là, de fournir, en quantité et en qualité, l'élément. Dès lors, celui-ci aura un prix. La structuration et l'amélioration de la distribution auront surtout une conséquence dans l'augmentation des moyens de lutte contre le feu. Les progrès n'étaient pas nécessairement faits en ce sens, malgré la manifestation des préoccupations, mais, à l'image d'autres avancées techniques, auront une implication directe sur les incendies. Evoquer la recherche de cet unique but, malgré la permanence des dangers, démontrée parmi ces chapitres, serait en effet occulter la diversité de l'ouverture des sociétés du XIXème siècle sur le monde moderne et sur d'autres paramètres, tels ceux liés aux conditions sanitaires. L'idée serait donc autant celle d'un progrès que d'une application. Ce fut d'abord Paris, capitale, qui profita des premiers aménagements, puis les villes importantes du tissu urbain national2548. Lyon s'appuya, dans l'aménagement de sa distribution, sur la création de la Compagnie Générale des Eaux formée conformément à un décret impérial de 18532549. Cette société figura comme la première entreprise qui allait se préoccuper de réaliser des profits dans l'exploitation de réseaux de distribution des eaux. L'agglomération lyonnaise représenta le premier marché dont elle eut la charge. L'enjeu était important, en fonction des concentrations de populations au sein de l'espace urbain de la cité, de la surface de l'agglomération mais aussi des contraintes de terrain.

Le pouvoir de l'eau en matière de lutte contre les incendies est prépondérant. C'est un agent, universellement reconnu, décisif. C'est pourquoi fut, d'autre part, attachée une considération capitale à l'équipement des espaces urbains, par essence concentrant des risques de déclaration et de propagation, en distribution des eaux. Jusqu'à ce que soit proposé à disposition aisée cet agent extincteur, les moyens de circonscrire un embrasement, hors recours à la part du feu, puis d'alimentation des agrès, se feront, jusque fort tardivement dans certains lieux, sur l'emploi d'une chaîne composée de maillons humains. La fonction de l'eau sur un brasier procède de diverses manières. L'élément projeté sur les matières en flammes absorbe une grande quantité de chaleur, ce qui entraîne une baisse de température amenant la masse en ignition à un degré inférieur à son point d'inflammabilité. En outre, l'eau procède aussi par isolement sur un agent moteur dans la combustion, l'oxygène. Seulement, au XIXème siècle, fallait-il encore disposer de cet élément de manière abondante et sous une pression suffisante, ce qui rejoint le caractère de primauté donné à l'installation d'un réseau qui puisse également correspondre aux exigences du service d'incendie. A l'inverse, si l'eau était le meilleur agent extincteur qu'il soit donné à l'homme d'utiliser à cet instant, il produisait aussi des dégâts. Au fil des développements techniques, l'eau se révéla parfois comme inadaptée2550, voire dangereuse lorsqu'elle était utilisée sur les armatures métalliques soumises à de hautes températures dans des bâtiments incendiés ou en présence de sources électriques ; deux progrès de plus en plus couramment employés dans les constructions et les modes de vie de la fin des années 1800, avant un phénoménal développement au XXème siècle.

L'appel lancé à l'élément humain pour participer à l'extinction des incendies au moyen de la constitution d'une chaîne sera progressivement abandonné sous l'installation, puis le perfectionnement, du réseau de distribution des eaux ; cela vaut ici pour la ville de Lyon. Jusque là, l'eau se prenait partout où l'homme la trouvait, puits, citernes, fontaines, Saône, Rhône et était acheminée sur le théâtre de l'incendie par deux rangées de bras, l'une ascendante, amenant les seaux pleins, l'autre descendante, ramenant les seaux vides, ou parfois à l'aide de tonneaux d'incendie d'une capacité de 200 à 400 litres, placés sur des chariots à mains, tenus toujours pleins. Elle arrivait ainsi jusque dans la bâche des pompes avant d'être projetée, par le mouvement des mécaniques, sur le foyer. Former une chaîne imposait la réquisition de travailleurs qui étaient dits civils et présentait plusieurs inconvénients dans la lenteur de l'acheminement, sa faiblesse mais aussi l'indiscipline des rangs. Le Salut Public du 27 août 1855 évoquait l'incivisme des populations, d'ailleurs d'autres fois noté2551, qui s'empressaient, de moins en moins fréquemment, de former les chaînes d'alimentation, préférant jouir du spectacle et imposant le recours, de plus en plus habituel, aux hommes de la troupe militaire pour véhiculer les seaux2552. Pourtant, c'était encore un moyen appréciable de secours2553. Ce mode fait que les chars à matériels, qui décalaient en général avec les pompes, qu'elles soient à bras ou à vapeur, contenaient toujours le plus possible de seaux au cas où le besoin serait nécessaire de recourir à une alimentation par ce mode à défaut de pouvoir utiliser une bouche d'arrosage ou d'incendie. Un état du matériel d'incendie et de sauvetage en service au bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon en recensait 5.800 en 18872554 ; 10 ans plus tard, 4.700 seaux en toile étaient encore en usage2555. Il arrivait même qu'ils soient encore utilisés malgré l'équipement de l'agglomération lyonnaise en un réseau d'adduction d'eau de plus en plus étendu, notamment en prises à présent spécialement affectées au service d'incendie. Le progrès était tellement significatif en termes de disponibilité de l'élément au point de vue de la sécurité, y compris de manière privée, que les journaux n'hésitaient pas à mettre différentes initiatives en avant2556. Le Courrier de Lyon du 11 mai 1865 revenait sur le choix fait par la société de la Compagnie Impériale, ayant travaillé au réaménagement de plusieurs constructions du centre-ville lyonnais, d'équiper ses maisons d'un long boyau garni, à une extrémité, d'une lance et, à l'autre, d'un raccord se branchant sur les prises d'eau des étages. Bien que le souhait ne soit pas désintéressé dans la protection, privée, du bâtiment devant la lenteur des secours et le danger de propagation, ce premier secours ou colonne montante, tel qu'il équipera d'ailleurs graduellement les bâtiments publics, donnait aux locataires le moyen de disposer d'un appui pour étouffer un feu naissant2557. Toutefois, ceci se ramenait, quoi qu'il en soit, à l'équipement de la ville en adduction d'eau

Notes
2537.

GOUBERT J.P. - La conquête de l'eau – L'avènement de la santé à l'âge industriel, Paris, Robert Laffond, 1986, 302 p. ; pp. 31 et suiv.

2538.

Ibidem 286.

2539.

FRIES F. / YERASIMOS S. - La ville en feu, Paris, Laboratoire Théorie des mutations urbaines, Cahiers
n°s 6-7, 1993, 172 p. ; pp. 17 et suiv.

2540.

Ibidem 288.

2541.

DUBOIS-MAURY J. – La vulnérabilité de la ville à l'incendie, Annales de la recherche urbaine, 1988, n° 40, pp. 65-72.

2542.

Voir le graphique n° 24, page III-538 : Proportion et répartition des extinctions d'incendie selon différents modes opératoires sur la période 1886-1913.

2543.

Hors les années concentrant des événements exceptionnels.

2544.

GOUBERT J.P. - La conquête de l'eau – L'avènement de la santé à l'âge industriel, Paris, Robert Laffond, 1986, 302 p. ; pp. 51 et suiv.

2545.

Idem 293 ; pp. 56 et suiv.

2546.

Idem 293.

2547.

Idem 293 ; pp. 171 et suiv.

2548.

Idem 293 ; pp. 174 et suiv.

2549.

Idem 293 ; pp. 177 et suiv. Décret du 14/12/1853.

2550.

Le Progrès du 20/09/1900. Lors d'un immense incendie survenu à Vaise, dans une distillerie de produits chimiques à l'usage des droguistes, devant certains liquides en combustion comme des hydrocarbures, les services de sécurité avaient compris l'inefficacité et les dangers de l'usage de l'eau.

2551.

Le Salut Public du 09/09/1864.

2552.

Le Courrier de Lyon du 01/02/1860 cite cette anecdote des hommes de troupe utilisant leurs ustensiles de campement pour pourvoir à l'alimentation des pompes.

2553.

Le Salut Public du 23/04/1855. Les colonnes de ce journal revenaient sur un incendie ayant eu lieu sur les pentes de Fourvière. A cette occasion, la description portait sur le serpent que formait la chaîne d'alimentation des bords de Saône jusque sur le lieu du foyer.

2554.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Chanoine, L. Delaroche et
Cie successeurs, 1888, 603 p. ; pp. 280 et suiv. Seaux en toile.

2555.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1898, 801 p. ;
pp. 422 et suiv.

2556.

Le Salut Public du 08/11/1865. Article sur la préservation certaine d'une destruction par le feu d'un immeuble ayant la fourniture des eaux à domicile.

2557.

Le journal évoquait un progrès qui mériterait d'être recommandé à l'incitation de tous les propriétaires de Lyon.