3. EXTENSION DU RÉSEAU : BOUCHES D'ARROSAGE ET BOUCHES D'INCENDIE

Si l'équipement de l'agglomération lyonnaise en un réseau d'eau spécialement affecté au service de lutte contre le feu a bien été constitué, ce ne fut pas à la hauteur du maillage souhaité par Ed. THIERS, c'est-à-dire composé de 550 bouches d'incendie. Si tel ne fut pas le cas, c'est d'abord qu'au fur et à mesure des développements, réseau ordinaire et réseau d'incendie se sont étendus en parallèle bien que les proportions soient totalement différentes2599. En améliorant le maillage des bouches d'arrosage établi sur le réseau déjà existant, l'investissement était moins important que dans la formation ou la mise en conformité du réseau pour la structuration d'un service spécial affecté aux moyens de secours. Dans le même temps, les risques évolueront vers une abondance de sinistres de faible ou de moyenne importance sur lesquels les hommes pouvaient intervenir avec des établissements branchés directement sur les bouches d'arrosage. C'était d'autant plus concevable que l'implantation de cette classe de bouches se faisait selon un maillage serré qui permettait, face à un sinistre d'envergure, de procéder à la réunion de plusieurs points d'alimentation des agrès. L'évolution des procédés d'extinction est d'ailleurs visible au travers de l'étude des modes opératoires d'intervention2600. Ces éléments conduiront, d'autre part, à des évolutions dans l'utilisation des matériels. Devant l'accroissement des disponibilités, les pompes à bras des dépôts étaient dès lors couramment remplacées par des dévidoirs à caisse, plus légers à tracter, contenant suffisamment de longueurs de tuyaux pour faire un établissement et n'utiliser que le débit et la pression des bouches, à présent haussés2601. De plus, la ville continuait également à équiper et diversifier son réseau en des points d'eau utilisables par les sapeurs-pompiers. Ainsi, le nombre des bornes fontaines allait passer d'un recensement de 341 prises, en 18812602, à 715, en 18992603.Enfin, les services de secours pouvaient aussi avoir recours à l'alimentation des engins d'extinction en puisant l'élément liquide dans les cours d'eaux qui traversent la ville de Lyon2604, bien que, à certaines périodes de l'année, ce ne soit pas toujours réalisable. Ainsi, il était fréquent, durant les grosses eaux, que les bas ports soient recouverts, ce qui rendait impossible les établissements, y compris sur les rampes d'accès aux cours d'eau. Dans ce genre d'alimentation, il fallait, en outre, couramment mettre une pompe en relais, ce qui mobilisait un engin et du personnel, spécialement pour cette manoeuvre. Le plus efficace revenait donc bien à s'appuyer sur le réseau d'adduction d'eau.

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Graphique n° 22 : Evolution en nombre des bouches d'incendie et d'arrosage en service sur le territoire de la ville de Lyon sur la période 1881-1911

Dans le placement des bouches d'incendie, le rapporteur GRINAND rappelait les règles de bon sens à respecter pour rendre aisément utilisables les points d'eau qu'elles représentaient2605. C'est ainsi que les bouches allaient "fleurir" au carrefour des rues. Géographiquement repérables, elles devaient être également placées loin des habitations pour éviter que le feu d'une construction de proximité ne les rende inexploitables. Le réseau allait progressivement s'étoffer. A l'origine, les premières implantations eurent lieu dans des espaces à risques ou dans des quartiers où l'eau était mal distribuée. C'est ainsi que la partie de l'agglomération qui représentait l'ancienne commune de Vaise et les 3ème et 6ème arrondissements furent les secteurs équipés, à l'origine, des premières bouches d'incendie en service sur le territoire de la ville de Lyon2606. Ces équipements correspondaient à l'orientation des espaces, les uns concentrant de nombreux entrepôts, des usines, des chantiers de bois, des magasins généraux, les autres étant peu défendus comme l'expliquait Ed. THIERS dans sa description de la distribution des eaux selon les différents services d'alimentation2607. Comme le montre la carte n° 52608, la situation évoluera catégoriquement entre 1880 et 1899, de 50 bouches d'incendie à 220, avec une concentration dans les espaces densément bâtis et peuplés, et une extension vers l'est, là où les localisations industrielles étaient les plus abondantes ; ce qui posait, éventuellement, une conséquence en termes de risques. Seulement, malgré l'extension, disposer de l'eau pour secourir efficacement demeura un éternel problème. Ainsi, des sinistres d'ampleur comme celui qui détruisit les chantiers de la Buire, en 1882, révélèrent l'inadaptation du réseau lorsque le besoin était impérieux, ce qui confortait la nécessité de l'établissement de bouches spéciales2609. Pourtant, des visites régulières étaient faites pour s'assurer que le débit et la pression étaient suffisants. Cependant, les conditions réelles des interventions étaient toutes autres en termes d'exigence. Le souhait exprimé par Ed. THIERS de faire monter dans toutes les maisons une colonne greffée sur les conduites de la ville et présentant à chaque étage une ou plusieurs prises d'eau avec un tuyau et une lance accessibles au moyen d'une clé déposée dans une boîte dont il suffirait de casser une face, malgré le bien-fondé de l'initiative, ne reçut pas, non plus, toute son application2610. Pris avec un critère d'obligation dans les établissements particulièrement exposés, la mesure aurait pu éviter, à cette période, certains accidents tragiques.

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Carte n° 5 : Situation spatiale des bouches d'incendie réparties sur le territoire de l'agglomération lyonnaise en 1880 et 1899

Les rapports d'incendie ou les articles de presse étaient donc nombreux à mettre en avant, bien que des progrès concourent au développement de la distribution d'eau, les difficultés rencontrées lors de plusieurs interventions des secours ; ceci, en dehors des embarras produits à certaines périodes de l'année2611. L'indignation fut parfois même très forte, fonction des conséquences que produisit une déficience en eau dans l'alimentation des agrès. Lors de deux incendies aux effets dramatiques, l'incendie de l'usine TESTE, en 1893, et de la Rue Centrale, en 1894, la question des eaux fit un cruel retour sur le devant de la scène. Les fumées s'élevaient encore des décombres de l'usine ravagée le 26 avril 1893, que cette question était aussitôt à l'ordre du jour de la séance du conseil municipal ayant lieu le lendemain2612. Les propos étaient d'autant plus enflammés que l'incendie avait causé la mort d'un sapeur, causé des blessures à plusieurs personnes, entraîné 1 million de francs de dégâts et la mise au "chômage technique" de 500 ouvriers alors que l'entreprise disposait de 5 bouches d'eau dans ses murs et d'un personnel formé à la lutte contre le feu2613. Les conseillers revenaient sur le fait que les bouches n'aient fourni que peu d'eau et dont l'explication résidait, pour partie, dans le fait qu'à chaque essai les bouches aient jusque là fonctionné correctement car pour chaque exercice il fallait auparavant prévenir la compagnie de distribution des eaux2614. Le débat était également celui de l'augmentation des abonnés alors que le volume mis à disposition demeurait identique2615. La solution, discutée, était une nouvelle fois celle du réseau spécialement affecté au service d'incendie qu'il fallait de toute urgence continuer à développer2616. Des insuffisances persisteront néanmoins2617. Ce sont ces dernières que l'embrasement survenu dans une construction de la Rue Centrale au début du mois de février 1894 mettra à nouveau en lumière. Le Progrès du 2 février, en face de ce problème persistant, évoquait une population qui commençait à s'indigner de la situation. Il écrivait surtout que : ‘"la compagnie des eaux a, paraît-il, besoin d'être prévenue la veille des incendies pour faire le nécessaire" ; "dans la seconde ville de France, on ne peut avoir de l'eau pour combattre un feu violent et pour l'empêcher de détruire une maison de fond en comble’". Le même journal, sept mois plus tard, relatant un nouvel incendie, revenait sur le manque d'eau et écrivait, cette fois, que c'était une rubrique devenue incontournable dans la description d'une intervention du corps de sapeurs-pompiers de la ville2618. Toutefois, tout ceci ne devait pas occulter les efforts qui étaient consentis, y compris par l'ouverture de crédits au budget de la ville pour pourvoir au développement de l'équipement2619. D'ailleurs, l'alimentation des agrès d'extinction en eau se fera, de plus en plus couramment, en usant des eaux issues du réseau des compagnies. Seulement, il est vrai que ceci deviendra particulièrement notable sur la dernière décennie du XIXème siècle, ce qui confirmerait un équipement progressif et tardif. En outre, malgré l'exigence des besoins pour utiliser toutes les performances des pompes à vapeur, le réseau de bouches d'incendie n'offrait pas, en tout point de l'agglomération, des caractéristiques conformes de débit et de pression. Lors d'une visite effectuée en janvier 1901, 23 % des bouches de cette classe étaient répertoriés, selon le tableau alors dressé, dans les rubriques intitulées "passable" ou "nulle", c'est-à-dire ayant un débit inférieur à 800 l/mn, voire 500 l/mn, soit presqu'une bouche sur 42620.

Des carences subsistaient, en effet. Il serait néanmoins mal interprété de ne pas percevoir les efforts d'équipement qui étaient entrepris et qui, malgré les lents changements, donnent la mesure d'une relation à la perception du risque incendie et des moyens, convenables, d'y remédier. L'extension du réseau était aussi du domaine public et ira jusqu'à l'établissement de bouches dans la cour de certains bâtiments publics comme l'Hôtel de Ville ou la Préfecture2621. Les industriels jouèrent également la carte de la protection par une distribution des eaux à l'intérieur des industries, aménagement d'autant plus aisé à pratiquer que plusieurs d'entre elles utilisaient ce bien pour la transformation des matières, leur production ou le fonctionnement des machines. Bien que les bouches qui protégeaient l'usine TESTE n'aient pas convenablement fonctionné, c'était là un exemple de ce qui se fera de plus en plus couramment dans le milieu industriel en termes de protection incendie par l'installation de colonnes d'eau en association avec les réseaux de sprinklers. Ces mesures étaient d'ailleurs fortement encouragées par les sociétés d'assurance2622. Même si le maillage des bouches d'arrosage et d'incendie n'était pas encore totalement adapté à l'agglomération lyonnaise, performant sur toutes les parties de la ville, à l'aube du XXème siècle, le bataillon des sapeurs-pompiers disposait, à présent, d'un service spécial qui lui permettait de manoeuvrer et de mettre en batterie ses agrès dans de bonnes conditions, et ce, la plupart du temps. Les implantations de prises d'eau ne s'arrêteront pas en si bon chemin. Elles se poursuivront. Ainsi, la lutte contre l'incendie trouvera, dans cet équipement, un maillon supplémentaire de la chaîne qui mènera la société à la maîtrise du risque, à défaut à la disposition d'un élément qui permettra d'en limiter les effets.

Améliorer la distribution des secours, réduire les délais d'intervention et disposer de l'eau ont toujours fait partie des préoccupations face au risque incendie et aux départs de feu. Si des progrès, des développements et des perfectionnements, quels qu'ils soient, techniques ou structurels, ont été périodiquement introduits, c'est cependant au XIXème siècle que revient de s'afficher comme l'ère des évolutions, voire des révolutions, dans le domaine de la lutte contre les incendies, et pour cause. Sous de multiples influences, émergeront, pêle-mêle, réponses ou mutations qui s'appliqueront, d'ailleurs, autant au domaine de la lutte contre le feu, de la gestion des risques et de l'accession à la maîtrise des événements tragiques qu'à la vie courante. L'amorce du processus était en fait ancrée dans l'histoire des périls, dans une histoire prenant pour origine la recherche d'un modèle social de sécurité, mais ce fut bien le XIXème siècle qui en donnera la meilleure interprétation. Par exemple, les moyens de communication s'y développeront et l'approvisionnement en eau des villes se résoudra progressivement ; soit deux caractères fondamentaux, aux rapports explicites avec le fonctionnement des services d'incendie et la défense contre les destructions par le feu. Seulement, dans l'assimilation de certains de ces progrès, le renvoi à une conscience et à une gestion qui soient sécuritaires deviendra moins perceptible que sous le principe de distribution des secours.

Tisser la toile d'un réseau de secours dont la trame était adaptée à la cité, au terrain, à l'orientation des espaces, aux concentrations, urbaines et humaines, aux risques, revêtait une importance capitale ; celle-là même qui impliquait de répondre à une demande de secours promptement et de disposer de cet élément déterminant à la défense contre les flammes, l'eau. Les préoccupations tournaient autour d'un même but, autour d'une exigence analogue : être capable de fournir, de la surveillance à la communication de l'alerte, de la demande de secours à l'intervention, une réponse dans les meilleurs délais. Cela supposait donc, en plus de la disponibilité d'un service d'urgence, l'implantation, l'adaptation puis la modernisation de la trame des secours et l'assimilation de progrès techniques décisifs, ceux liés à la communication et à un réseau d'adduction des eaux ; ce qui vient d'être démontré à l'échelle de l'agglomération lyonnaise. User de ces réponses déterminait le rapport au facteur temps, capital dans la lutte contre le feu, quand la rapidité doit être une caractéristique des services d'incendie alors que c'est également une propriété de la flamme. Sans l'association de l'ensemble de ces paramètres, de très nombreux sinistres déclarés à la fin des années 1800 sur la surface de l'agglomération lyonnaise auraient encore pu dégénérer en des brasiers dévastateurs. Sans l'application et la mise en corrélation de ces facteurs, la dynamique amorçant l'origine de la maîtrise des risques aurait alors suivi un mouvement différent, plus lent et moins expressif. Néanmoins, les progrès et l'impulsion à l'évolution de la menace incendie étaient explicitement inscrits dans ce XIXème siècle, sous l'influence de la révolution industrielle, l'éveil puis la perception sociale, la conscience de l'espace public et urbain, la représentation de la propriété, le développement économique, les bouleversements politiques et, naturellement, les progrès techniques. Ces variables, mises en corrélation, conduiront à d'autres évolutions, dont celle qui mènera du service d'incendie au service de secours. En association avec la maîtrise technique, des manoeuvres et des phases d'intervention, l'appréciation, urbaine, d'un service dont les tâches pouvaient se diversifier se profilera pour prendre un caractère prépondérant dans la réflexion, à l'aube du XXème siècle. La disponibilité d'une structure humaine, l'adaptation de la distribution des secours et l'introduction de progrès techniques produiront, pour partie, cette évolution ; celle qui conduira d'un service public d'incendie à un service public de secours ; celle de l'offre d'un gage de sécurité et de sûreté au cadre de la vie sociale et économique, aux biens et aux personnes, issu, à l'origine, du strict exercice du service d'incendie.

Notes
2599.

Voir le graphique n° 22, page III-483 : Evolution en nombre des bouches d'incendie et d'arrosage en service sur le territoire de la ville de Lyon sur la période 1881-1911. L'ensemble des données chiffrées ayant servi à la constitution de cet histogramme est accessible, par année, dans le volume V.

2600.

Voir le graphique n° 24 page III-538 : Proportion et répartition des extinctions d'incendie selon différents modes opératoires sur la période 1886-1913.

2601.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1900 ; vol. 1, séance du 13/02, p. 58. Exemple des dépôts du 3ème et du 6ème arrondissement depuis la création du réservoir de Bron.

2602.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Administrative Chanoine, 1882, XLIII-295 p. ; service des eaux.

2603.

Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1900, 647 p. ;
pp. 305 et suiv.

2604.

Cela représentait un faible pourcentage des alimentations. Pourtant, il est arrivé que, des années, ces pourcentages soient importants tels qu'en 1890 où 61,4 % de l'eau employée sur les sinistres combattus cette année-là provenaient des cours d'eau (Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon,
Imp. L. Delaroche, 1891, 669 p. ; service des eaux).

2605.

VILLE DE LYON. – Sapeurs-pompiers – Commission d'études pour la réorganisation du bataillon des sapeurs-pompiers, Lyon, Association Typographique, 1885, 29 p.

2606.

Voir la carte n° 5, page III-485 : Situation spatiale des bouches d'incendie réparties sur le territoire de l'agglomération lyonnaise en 1880 et 1899. AML, 2.S.28 b – Plan : Lyon ; Eaux publiques ; 1871 et 1880 :
Plan officiel des rues et places publiques de la ville de Lyon dressé en 1870 par l'ingénieur en chef du service municipal, révisé en 1871 et 1880, avec addition des bouches d'arrosage, d'incendie et des fontaines / Documents administratifs et statistiques de la ville de Lyon, Lyon, Imp. Vve L. Delaroche, 1900, 647 p. ; service des eaux.

2607.

THIERS Ed. – La réorganisation des sapeurs-pompiers de Lyon, Lyon, Association Typographique, 1881,
118 p. ; pp. 89-95.

2608.

Ibidem 355.

2609.

Le Progrès du 19/05/1882.

2610.

Ibidem 356.

2611.

Le Progrès du 09/01/1891 revenait sur l'impossibilité, tel que cela a été évoqué auparavant, d'user des bouches lors d'un incendie survenu Cours du Midi pour cause de gel.

2612.

Procès-verbaux des séances du conseil municipal – 1893 ; vol. 3, séance du 27/04, pp. 66-76.

2613.

Idem 361.

2614.

Idem 361.

2615.

Idem 361.

2616.

Idem 361.

2617.

AML, 1270 WP 022 – Sapeurs-pompiers : Installations d'avertissement et de sécurité ; - Bouches d'incendie ; 1859-1898. Rapport du service de la voirie du 20/11/1893 sur l'insuffisance de la distribution des eaux dans l'arrondissement de La Croix-Rousse et l'installation d'un nouveau service sur la Rive Droite du Rhône encore peu opérationnel.

2618.

Le Progrès du 07/06/1894.

2619.

Idem 366.

2620.

Idem 366. Etat dressé le 15/01/1901.

2621.

Idem 366.

2622.

Les compagnies d'assurance, soucieuses de réduire le montant des préjudices à couvrir, ont, en effet, été un des moteurs au développement de telles mesures de protection.