321. Les particularités de la demande de déplacement

Plusieurs spécificités de la demande de déplacement peuvent être soulignées :

  1. Comme nous l’avons déjà précisé auparavant, la demande de déplacement est une demande dérivée pour les activités sociales et économiques. Le « bien transport » est un bien complémentaire d’un bien principal, un bien intermédiaire. Pour un voyageur, le déplacement n’est un but en soi qu’en cas de promenade, mais le plus souvent, il permet de mener une activité au lieu de destination ; pour une marchandise, le transport est une facture, une étape dans le processus de production. Pour Small (1992), il est nécessaire de prendre en considération non pas la valeur propre du déplacement, mais plutôt de considérer un ensemble complexe et spatialement varié d’activités telles que le travail, les loisirs, les achats, et les résidences. En d’autres termes, les déplacements ou les activités de transport ne génèrent pas d’utilité de façon intrinsèque, ainsi certains auteurs en ont conclu que le modèle de maximisation de l’utilité n’était pas approprié. Kanafani (1983) nuance ces propos en affirmant que cela est bien sûr vrai, car il est plutôt rare que le transport soit désiré pour lui-même, cependant, si on accepte que le déplacement permet à la personne qui se déplace de participer à une activité socio-économique qui génère une utilité et que le transport est simplement un moyen de surmonter la séparation spatiale entre l’origine et la destination du déplacement, alors le transport peut être considéré comme un coût d’opportunité qui doit être envisagé comme un composant du coût total de l’activité de consommation, ou n’importe quelle activité socio-économique impliquée. La fonction d’utilité doit alors être comprise comme une fonction du nombre de déplacements et des activités socio-économiques associées. Le coût de transport, ou plus généralement les attributs du système de transport, qui affectent les ressources qui doivent être engagées pour le déplacement, peuvent être introduits soit dans la fonction de coût, soit dans l’équation de budget, soit incorporés dans la fonction d’utilité. Kanafani souligne alors « theorically there is no reason why the framework of microeconomic demand theory cannot accomodate this adaptation of the utility maximisation model. In pratical terms the issue is less important since in most transportation applications the ad hoc approach is used for the determination of demand fonction » (Kanafani, 1983, p. 51).
    Une importante distinction doit être faite concernant l’analyse de la demande de transport. Cette distinction porte sur la différence entre transport de marchandises et transport de personnes. Dans le cas du transport de personnes, la fonction d’utilité ne peut pas être réellement quantifiée, et l’approche ad hoc est commune. Les nombreuses idiosyncrasies des individus prenant des décisions de déplacements peuvent compliquer et obscurcir le modèle de maximisation de l’utilité, spécialement au niveau agrégé du marché. Les modèles de demande stochastiques sont par conséquent utilisés pour analyser la demande de transport des personnes. Dans le cas du transport de marchandises, le transport peut être considéré comme une part intégrante du processus de production dans lequel les inputs et les outputs sont spatialement séparés. La structure d’optimisation du processus de production fournit un outil performant pour traiter de la demande de transport de marchandises. Dans ce cas, un isomorphisme entre théorie de la demande et théorie de la production peut être utilisé pour améliorer l’interprétation de la fonction d’utilité. En ce qui concerne la demande de transport des voyageurs, l’identification des motifs est un moyen important pour stratifier la demande et pour adapter la notion pour qu’elle soit une demande dérivée plutôt qu’une demande pure.

  2. En transport, le bien faisant l’objet de la demande n’est pas consommable en quantités divisibles. Chaque individu est confronté à un choix entre un certain nombre d’alternatives qui sont mutuellement exclusives les unes des autres. Ce choix implique un conflit au niveau de l’individu qui résulte de l’obligation de choisir une seule action. Les individus sont ainsi confrontés à des choix discrets et non continus comme le traite la théorie standard du consommateur. Comme le souligne Manheim (1979) « choices are considered to be among discrete objects than among discrete items or combinations of items : destination, mode, route and auto-ownership levels are naturally discrete... » (Manheim, 1979, p.86).

  3. Les choix en matière de transport sont caractérisés par la valeur des caractéristiques des biens de transport plutôt que par leurs quantités. Le choix est réalisé à partir d’un ensemble non vide d’alternatives. L’environnement de l’individu définit l’ensemble universel d’alternatives. Parmi un ensemble universel discret, l’individu ne considère qu’un sous-ensemble appelé ensemble de choix. Il contient les alternatives qu’il peut réaliser. La réalisation d’une alternative sera définie par diverses contraintes de temps, d’argent, d’information... L’attractivité ou utilité d’une alternative est évaluée en fonction d’un vecteur de quantités des biens. Cependant, lorsque les alternatives sont hétérogènes, ce qui est le cas du transport, et lorsque les individus peuvent avoir différents ensembles de choix, il est plus naturel de caractériser chaque alternative par ses attributs plutôt que seulement par les quantités qui lui sont associées.

  4. La théorie économique fait jouer un rôle privilégié au prix. Mais, on s’aperçoit vite, en matière de transport, que le prix n’est qu’un des attributs de l’offre, et que certains de ces attributs jouent un rôle important, tel que le temps de transport, sa fiabilité, le confort, mais également la sécurité, la fréquence des transports en commun et la commodité de leurs horaires. Ainsi, le temps, c’est-à-dire la durée de transport doit être prise en compte.

  5. La théorie économique néoclassique suppose que l’individu dispose d’un pouvoir discriminant parfait qui lui permet de déterminer son action préférée de manière certaine et cohérente. Ceci revient à dire que l’individu n’hésite pas quant au choix à effectuer et répète celui-ci dans des circonstances identiques. Il s’agit du paradigme de rationalité de l’analyse néoclassique. Cette approche a été critiquée par de nombreux psychologues (Thrustone, 1927 ; Luce, 1959 ; Tversky, 1969 ; Strauss, 1979, etc.), pour qui le postulat d’un pouvoir discriminant parfait, et son corollaire, celui de la rationalité, ne constituent pas une description adéquate du comportement humain. Comme le remarque, par exemple, Tversky : « when faced with a choice among several alternatives, people often experience uncertainty and inconsistency. That is, people are often not sure which alternative they should select, nor do they always make the same choice under seemingly identical condition » (Tversky, 1972 in de Palma, Thisse, 1989, p.156). Ces comportements apparemment irrationnels amènent alors Tversky à considérer que pour prendre en compte les incohérences et incertitudes, le comportement de choix doit être envisagé comme un processus probabilistique. Nous verrons plus loin que les économistes ont une position radicalement différente afin de justifier que l’appréhension du choix en matière de transport ne se fasse pas de manière déterministe mais probabiliste, en ne remettant pas en question l’hypothèse fondamentale de la théorie néoclassique qui est la rationalité individuelle.

  6. Enfin, les difficultés cruciales que l’on rencontre lorsque l’on applique la théorie micro-économique de la demande au transport sont d’ordre méthodologique et doivent être traitées avec une spécification appropriée aux modèles de demande. Les comportements de transport, particulièrement dans le cas des déplacements de personnes, sont sujets à des incertitudes plus nombreuses que les autres activités de consommation. En transport urbain, un ménage est face à un grand nombre de choix lorsque l’on considère les combinaisons possibles de localisation, de taux de mobilité, de mode, d’itinéraire, et d’horaire de déplacements. La quantification complète et la modélisation de tous ces choix ainsi que du processus de choix de déplacements est rempli de conjectures, d’incertitudes et d’hypothèses. La théorie micro-économique de la demande est loin d’être une théorie adéquate du comportement d’un système socio-technique tel que celui des transports.