1. L’existence d’interactions entre transport et urbanisation

La planification urbaine et la planification des transports ont coexisté longtemps comme deux disciplines séparées, subissant le contrôle d’organismes différents. Cette dichotomie revient à nier le fait que l’évolution des formes urbaines est conditionnée par l’existence d’interactions complexes entre structure des localisations et transport.

Cela apparaît clairement dans l’histoire des villes : les établissements de commerce se sont développés dans les endroits qui présentaient des avantages en termes de transport des marchandises et une bonne accessibilité aux ressources. Ainsi, ils se sont généralisés au bord des rivières ou des côtes, pouvant bénéficier de transport par eau. Comme les établissements se développaient et que de nouvelles sources de matières premières étaient découvertes, une meilleure connexion en transport entre ces différents endroits était nécessaire. Cela a encouragé le développement des canaux, des chemins de fer, des routes aménagées, et en retour a renforcé le développement de grandes villes dans les endroits pourvus de bonnes conditions de transport. Par la suite, les transports mécanisés ont eu un profond effet, non seulement sur la localisation des villes, mais également sur leurs structures. Initialement, la taille des villes était réduite de façon à ce que les habitants puissent aller d’un endroit à un autre en marche à pied. Les plus grandes villes étaient donc très denses. L’introduction dans un premier temps des transports mécanisés a autorisé une certaine dédensification, et a permis aux habitants à se disperser le long de la voie, où ils pouvaient vivre dans des lieux moins denses, tout en bénéficiant d’une bonne accessibilité au centre. Le développement de l’usage de la voiture particulière a renforcé fortement ce phénomène.

Bauer et Roux (1976) mettent en évidence cinq phases de mutations morphologiques des villes liées à l’introduction de nouveaux moyens de transport (figure 2-1). La première phase se situe jusqu’au milieu du XIXème siècle. Les villages sont situés au carrefour des pistes les plus importantes. Les activités commerciales et artisanales s’y développent beaucoup plus qu’ailleurs. L’extension des villages se fait par simple agglutination. La taille de ces agglomération est soumise à une limite dérivant du temps maximal pour aller à pied d’une de ses extrémités à l’autre. Plus la ville approche cette limite, plus on se met à densifier sur place en resserrant les bâtiments et en construisant en hauteur. L’agglomération n’est pas beaucoup polarisée en son centre puisqu’aucun établissement, quelle que soit l’intensité des relations qu’il entretient avec d’autres, n’a d’intérêt vraiment marqué à se trouver juste à cet endroit. Le coefficient d’occupation du sol est assez étalé sur l’ensemble de la ville, sans différence forte entre le coeur et la frange. La deuxième phase débute à partir de 1850. Le type de croissance précédent se poursuit, mais plus par densification que par agglutination. Mais avec le développement du chemin de fer, la majeure partie des constructions est attirée hors de la ville autour des gares des localités voisines. C’est l’essaimage. Dès lors, le zonage et la centralisation, phénomènes clés de l’urbanisation moderne, sont inscrits dans les faits. En effet, entre l’agglomération mère et les satellites, l’écart de qualité de desserte devient tel qu’un individu ou un organisme qui a des relations nombreuses et fréquentes avec d’autres est prêt à payer très cher la possibilité de s’installer dans le centre, au noeud des communications. De là, le début des banlieues. La troisième phase commence à partir de 1900. Un troisième type d’extension vient s’ajouter aux deux précédents. De nombreux moyens de transport public à moteur sont mis en place sur les axes routiers et convergent vers la ville. Ils provoquent une urbanisation continue en doigts de gant, et non plus discontinue en grappe. Les stations étant plus proches les unes des autres que ne le sont les gares de chemins de fer. Enfin, les phases quatre et cinq : à partir de 1950 en France. La généralisation des véhicules rapides individuels est à l’origine d’une troisième transformation importante du processus de croissance urbaine. En fait, l’automobile et les deux roues ont deux effets simultanés mais distincts. D’une part, ils font reculer les limites imposées jusqu’ici à l’agglomération dans ses parties éloignées des transports publics, rendant ainsi vigueur au processus ancien mais presque éteint de l’agglutination. Le noyau grossit, les doigts de gant s’allongent et s’épaississent (phase 4). D’autre part, ces modes de transport font entrer dans le champ des relations faciles de proximité l’ensemble des villages périphériques jusqu’ici hors d’atteinte parce qu’ils n’étaient pas desservis par les transports publics. Toutes les localités de la région croissent. L’interpénétration de l’espace agricole et de l’espace urbanisé devient une donnée permanente du cadre de vie (phase 5).

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Figure 2-. Modes de transport et organisation de l’espace

Source : Bauer, Roux, La rurbanisation ou la ville éparpillée, Paris : Le Seuil, 1976.

Nous avons déjà souligné que pour mieux comprendre l’interaction entre le transport et les formes urbaines, il convient de revenir sur la définition ou la conception de la ville. « Il est nécessaire pour comprendre la ville, de se doter d’une certaine conception de l’espace urbain : cela revient à désigner à travers la multitude désordonnée des apparences, les éléments auxquels on reconnaît un caractère essentiel et dont les relations bien comprises peuvent constituer un système d’explication des transformations de la cité » (Bonnafous, Puel, 1983). La conception de l’espace urbain (que nous avons rapidement présentée dans le chapitre précédent) que propose Bonnafous et Puel rejoint celle de Manheim (1979). Elle repose sur l’hypothèse selon laquelle la ville peut être interprétée comme l’imbrication de trois sous-systèmes, dotés chacun d’une logique de fonctionnement et de transformation mais qui s’articulent les uns avec les autres selon des relations complexes de causalité. Les trois sous-systèmes sont les suivants :

  • un système de localisation : il désigne principalement l’utilisation du sol, que ce soit aux fins d’un usage direct (voirie, espaces verts, etc.) ou comme support d’immeubles érigés dans la troisième dimension de l’espace.

  • un système de déplacements : celui-ci est constitué tout à la fois des flux de biens et de personnes qui parcourent la ville et de ce qu’il est convenu d’appeler le système de transport, qui en constitue le support.

  • un système de pratiques et relations sociales : les activités de la vie quotidienne s’inscrivent dans un mode de fonctionnement de la société. Le travail, les activités ménagères, les achats, les loisirs, etc. se déroulent dans le cadre d’une certaine organisation sociale de la production, de la consommation ou des services collectifs. Le système de pratiques et de relations sociales, qui fait de la ville autre chose qu’un espace minéral inscrit sur le sol, désigne donc le déroulement des activités de citadins, scandé par l’organisation de la société urbaine.

Cette systémique à trois dimensions soumet l’interprétation appartenant a priori à l’un des trois sous-systèmes à l’analyse des logiques d’interactions que celui-ci entretient avec les deux autres. Les logiques d’interactions entre les trois sous-systèmes permettent de comprendre les transformations de l’espace urbain.

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Figure 2-. Une conception du système urbain

La relation 1 : le rôle du système des localisations sur le système de transport. Le système des localisations conditionne la formation des déplacements dans la mesure où la demande de déplacements est une demande intermédiaire. Les individus se déplacent dans le but de réaliser une activité, qu’elle soit économique ou de l’ordre des affaires privées. La mobilité quotidienne est avant tout le résultat de l’inscription dans l’espace et dans le temps de programme d’activités d’individus.

La relation 2 : le rôle du système de transport sur le système de localisation. Le système de transport intervient sur le système des localisations, par le biais, d’une part du développement des infrastructures, et d’autre part et corrélativement par l’introduction ou le renforcement de nouveaux modes de transport. L’amélioration des systèmes de transport peut potentiellement avoir un impact sur les schémas d’activités par l’intermédiaire des changements dans les niveaux d’accessibilité des diverses localisations et activités. Cependant, l’impact du système de transport sur les schémas d’activités est complexe et contingenté à un ensemble d’autres facteurs. Le rôle des transports sur la localisation des activités et des ménages a été souligné par de nombreux auteurs. La théorie classique (Perreur, 1988) donne au transport un rôle essentiel dans le choix de localisation de l’entreprise : celle-ci se place à l’endroit qui minimise son coût total de transport (acheminement des intrants et expédition des produits). Ce principe conduit à une localisation unique, indépendante du niveau de production, et il aboutit à une maximisation de profit de l’entreprise, mais sous réserve d’hypothèses restrictives : constance des rendements et des coefficients de production, absence d’externalités, niveau et localisation de la demande prédéterminés. En ce qui concerne les ménages, le transport joue également un rôle prépondérant dans les théories de l’économie urbaine.

La relation 3 : le rôle du système des pratiques sociales sur le système de transport. Le système des pratiques et des relations sociales intervient à deux niveaux sur le système de transport : d’une part, sur le niveau de la mobilité globale, d’autre part, sur le partage modal. Des études ont montré le rôle de l’élévation des revenus et de la motorisation sur l’augmentation de la mobilité. Par ailleurs, les modes de vie périurbains ont une influence sur le partage modal, dans la mesure où l’usage de la voiture particulière est quasi indispensable dans les espaces périurbains.

La relation 4 : le rôle du système des transports sur les pratiques sociales. Les transports ont certainement des effets sur les pratiques sociales. Par exemple, l’accroissement de la facilité de transport permet d’augmenter la fréquence des échanges humains et autorise l’élargissement des aires de sociabilité.

La relation 5 : l’impact du système des pratiques sociales sur le système des localisations. L’évolution des pratiques sociales, comme par exemple l’usage accru de la voiture particulière, peut favoriser certaines formes urbaines, comme la périurbanisation.

La relation 6 : l’impact du système de localisation sur le système des pratiques sociales. En retour, certaines formes urbaines contribuent et renforcent l’exercice de certaines pratiques sociales. Par exemple, les espaces périurbains rendent nécessaires l’usage de la voiture particulière.

Ainsi, les interactions qui constituent la dynamique urbaine sont nombreuses et complexes. Dans le cadre de notre thèse, nous nous intéressons uniquement à l’interaction entre le système de transport et le système des localisations urbaines. Dans le paragraphe suivant, nous allons tenter d’analyser quel type de causalité nous pouvons établir entre ces deux systèmes.