231. La théorie économique de l’accessibilité urbaine de Koenig

Koenig (1974) part du constat que la mesure de l’utilité de l’usager d’un système de transport ne saurait être réduite à une mesure de la séparation spatiale même exprimée en termes de coûts généralisés. « Traditionnellement, on mesure l’efficacité d’un système de transport en utilisant des variables familières à l’ingénieur de trafic, telles que temps par déplacement, vitesses moyennes, ou temps total passé par la population en transport. L’idée implicite dans une telle approche est que le service rendu aux usagers par un réseau se mesure au gain global de temps de transport (ou coût généralisé) qu’il procure. [...] Or, ce postulat est faux. Il est facile de trouver des cas où le service rendu augmente, bien que le temps global de transport se soit accru ». L’auteur souligne ainsi l’insuffisance de la notion de coût généralisé de déplacement couramment utilisée pour caractériser le point de vue de l’usager. Cette insuffisance est expliquée par le fait que cette notion n’intègre en réalité que les seuls facteurs négatifs (coûts monétaires, temps perdus pondérés par les coefficients d’inconfort). Ne prenant en compte qu’un aspect limité du déplacement, la notion de coût généralisé de déplacement ne peut réellement traduire la satisfaction (ou l’insatisfaction) ressentie par l’usager. Car si se déplacer est ressenti par l’usager comme une contrainte, atteindre sa destination est, en revanche, ressenti par lui comme une satisfaction. Koenig illustre ce phénomène en donnant un exemple. Des études ont mis en évidence les effets de travaux entrepris dans une agglomération pour améliorer la qualité du réseau de transport. L’objectif déclaré étant de réduire les durées et les coûts de transport. Or, ce que l’on a constaté, c’est qu’à la mise en service de ces ouvrages, les temps de transport ne variaient presque pas, mais que les longueurs de déplacements, elles, augmentaient. Ce constat s’explique par le fait que l’usager met à profit toute amélioration d’infrastructure à l’augmentation préférentiellement de la longueur moyenne de ses déplacements plutôt que la réduction de ses temps et ses coûts de transport. Cela traduit le fait que l’usager préfère développer l’univers de ses choix dès que les infrastructures de transport le lui permettent plutôt que de réduire ses temps de déplacements. Koenig en tire la conclusion que tout indicateur de service se doit d’associer étroitement, aux aspects négatifs d’un déplacement, ses aspects positifs.

La théorie de l’accessibilité urbaine de Koenig cherche à « évaluer l’utilité procurée par la possibilité d’accéder aux différents points d’intérêt de la ville par l’intermédiaire du réseau étudié. Cette utilité est donc celle qu’offre le système global formé par les structures urbaines et le réseau qui le dessert ». On cherche alors à mesurer l’utilité nette d’un déplacement pour un agent économique, la satisfaction retirée d’un déplacement, qui est en fait la différence entre les deux éléments composant le déplacement : un élément moteur, représenté par l’intérêt attaché par le citadin à la possibilité d’accéder à un lieu de destination donné, et un élément résistant, représenté par le temps, l’argent, l’inconfort qu’il faut «payer » pour se déplacer. L’accessibilité mesure en fait la plus ou moins grande facilité d’accéder en un lieu ou plus précisément à ses attributs. C’est bien la structure urbaine et le système de transport que l’on cherche à considérer en mesurant « la satisfaction que le résident retire de la possibilité qui lui offre une urbanisation desservie par un réseau de voirie et de transport de choisir entre de nombreux lieux d’emplois, de service et de loisirs pour satisfaire ses besoins d’activité, d’échange et de communication. L’étendue de ces choix offerts est en fait un facteur déterminant de la qualité du service rendu » (Poulit, 1994, p.6).

Avant de présenter la théorie économique de l’accessibilité de Koenig, nous allons exposer l’approche intuitive de la mesure de la satisfaction de l’usager de transport donnée par Poulit (1974). Poulit fournit une approche intuitive de la mesure de cette satisfaction en introduisant la notion de l’indice de choix. Il étudie les conditions à remplir si on fait varier à la fois sur une liaison i et j donnée, les conditions d’urbanisation en j (les emplois offerts) et les conditions de transport entre i et j, pour que la satisfaction de l’usager reste constante. Il parvient à la conclusion qu’il suffit pour atteindre ce résultat, qu’à toute progression linéaire du coût de transport soit associée une progression multiplicative des choix offerts à la destination. De façon mathématique, c’est la fonction logarithmique qui permet de faire correspondre à une progression multiplicative, une progression additive. Il propose alors de considérer le logarithme des biens offerts pour exprimer la satisfaction de l’usager. Log Ej caractérise (à un facteur près λ) l’intérêt que l’usager attribue à la possibilité de pouvoir disposer à sa destination d’un marché d’emplois, de services ou de biens égal à Ej. En retirant de ce terme positif, le facteur négatif, c’est-à-dire le coût généralisé de transport (c ij), il définit la satisfaction ressentie par l’usager qui s’écrit, pour une liaison ij donnée :

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Cette expression peut être étendue à l’ensemble des liaisons issues de i. Ainsi, les résidents de la zone i, avant d’effectuer leurs déplacements, prennent-ils en compte l’ensemble des destinations potentielles qui leur sont offertes. La satisfaction d’un résident de la zone i vis-à-vis de l’ensemble des biens offerts par l’ensemble des zones j est égale à7 :

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Selon Poulit, cette formulation du surplus de l’usager, en intégrant cet indice de choix permet également de dépasser, dans le cadre de l’évaluation des projets d’investissement de transport, le mythe des effets structurants, c’est-à-dire le principe selon lequel l’arrivée d’une infrastructure de transport, dans une région donnée, crée de la richesse. En somme l’amélioration du système de transport peut permettre aux habitants d’une zone enclavée d’atteindre des destinations jusqu’alors inaccessibles, et donc d’élargir l’univers de choix des individus. Dans ce cas, ce n’est pas tant l’amélioration des conditions de déplacements qui importe mais plutôt l’élargissement de l’ensemble des choix offerts aux habitants de la zone considérée. Bien sûr, il ne faut pas exclure que cette « ouverture » peut induire également des effets déséquilibrants. L’effet de désenclavement peut conduire à un mouvement de concentration à terme vers des zones connectées plus développées.

Koenig (1974) reprend cette approche en lui donnant une dimension théorique qui s’inscrit dans la tradition néoclassique du comportement du consommateur. Il propose d’intégrer le concept d’accessibilité dans la mesure de l’utilité de l’usager, et définit la notion d’utilité nette. L’accessibilité est alors une notion positive traduisant l’intérêt que l’usager attribue aux choix que lui offre son environnement spatial (urbain, régional, national) desservi par un réseau de transport. Koenig formalise sa théorie économique de l’accessibilité urbaine à partir de l’exemple de Monsieur Dupont résidant dans la zone i d’une agglomération et à la recherche d’un emploi. On suppose que M. Dupont se comporte comme suit :

  1. Il associe à chacune des possibilités d’emploi qui lui sont offertes un revenu annuel, R. Ce dernier tient compte du revenu réel offert, des chances effectives qu’il a d’être retenu sur cet emploi et, également d’un certain nombre de variables subjectives (convenances personnelles, intérêt qu’il porte à ce travail, avantages sociaux procurés, etc.) ;

  2. De même, à chacun des lieux où une possibilité d’emploi est offerte, M. Dupont associe un coût généralisé annuel du transport, T (temps passé, coût monétaire, inconfort, risque d’accident, etc.) tenant compte des spécificités inhérentes à sa propre situation (possession d’une voiture, niveau de congestion du réseau, qualité des transports en commun, etc.) ;

  3. Pour chacune des offres d’emploi dont il peut avoir connaissance, M. Dupont évalue l’utilité nette, U=R-T ;

  4. Enfin, il retient l’emploi qui lui procure la plus grande utilité nette. Concrètement, c’est l’utilité nette moyenne des résidents de la zone i ayant des caractéristiques socio-économiques voisines de celles de M. Dupont à laquelle on s’intéresse. Il suffit donc de connaître la distribution des revenus équivalents attachés par un de ces résidents aux emplois offerts.

Il suppose ensuite que le revenu équivalent R associé par un individu précis (M. Dupont) à un emploi tiré au hasard suit une variable aléatoire. Intuitivement, il est clair que beaucoup d’emplois n’offrent qu’un revenu équivalent faible ; la loi de probabilité est supposée être exponentielle négative, ce qui signifie que la probabilité de trouver un salaire (ou utilité nette) supérieur à une valeur donnée décroît très rapidement quand cette valeur augmente. La densité de probabilité, f(x), de la variable aléatoire R est alors de la forme suivante :

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x o est le coefficient caractéristique de l’individu choisi (M. Dupont).

On montre que l’utilité nette offerte à l’individu caractéristique est une variable aléatoire dont la moyenne est8 :

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avec

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i est la zone de résidence de l’individu, n est le nombre de zones du périmètre étudié, E j est le nombre d’emplois de la zone j, C ij est le coût généralisé annuel du transport de la zone i vers la zone j, soit du trajet aller-retour pour se rendre à un travail en j quand on habite en i 9. On montre que 1/x o est le coefficient de conductance des modèles gravitaires et que A i est un indicateur d’accessibilité aux emplois. Il caractérise la liberté de choix offerte au citadin considéré. Il représente le nombre des destinations possibles compte tenu d’un coefficient d’atténuation message URL ecij.gif fonction du coût de transport : une destination très proche (c ij nul) compte pour 1, une destination très éloignée (c ij infini) pour zéro. A i peut s’interpréter comme « le nombre d’emplois équivalents ramenés à une distance nulle » offert à M. Dupont. Cette formule (2-46) qui donne finalement l’utilité finalement offerte par la ville et ses transports au citadin considéré, constitue le résultat fondamental de la théorie de l’accessibilité. Si M. Dupont n’avait qu’un seul emploi à sa disposition ou s’il était contraint d’en prendre un que le « planificateur suprême » lui aurait désigné au hasard entre plusieurs milliers d’emplois possibles, son revenu moyen serait égal à x o. En fait, il multiplie ce revenu de base par logAi puisqu’il peut choisir dans toute l’agglomération celui qui lui permet d’améliorer le plus fortement son utilité nette par rapport à x o. Le revenu de base, x o, est nettement plus faible que le revenu moyen (salaire moyen) ; il est en effet la moyenne entre une petite minorité d’emplois qui conviennent effectivement à M. Dupont (comptés alors pour le salaire qui leur est attaché) et une forte majorité d’emplois qui ne lui conviennent pas (comptés alors pratiquement pour zéro, quelque soit leur revenu correspondant). Ce qu’il faut retenir c’est que plus la liberté de choix de M. Dupont augmente, plus il a des chances de trouver un emploi bien rémunéré, intéressant (qui lui convient) et proche de son domicile (qui minimise les coûts liés au déplacement).

La théorie de l’accessibilité permet donc d’expliciter et de justifier mathématiquement l’idée de bon sens implicitement contenue dans les indicateurs A i. On pourrait la résumer comme suit : plus la ville offre de destinations (proches de préférence) susceptibles de répondre à un besoin donné d’un citadin, et plus il y a de chances pour que ce citadin en trouve une qui lui convienne bien. Les indicateurs d’utilité U i reflètent non seulement les variations du coût de transport, mais aussi les variations de l’intérêt probable de la destination choisie, qui s’accroît lorsque la « liberté de choix » augmente.

Notes
7.

Le passage des formules (2-51) à (2-52) peut paraître surprenant. En effet, la dernière expression ne s’obtient pas en réalisant la somme sur j des Sij, mais par la transposition de l’expression de la satisfaction ressentie par l’usager pour une liaison donnée, à celle ressentie par l’usager pour l’ensemble des liaisons issues de i. Pour une liaison ij, c’est le log des emplois à destination pondéré par la fonction de résistance qui est considéré, et pour l’ensemble des liaisons issues de i, il s’agit donc de l’ensemble des emplois offerts en destination (leur somme) pondéré par leurs fonctions de résistance.

8.

On retrouve ici l’approche de Neuberger (1971) qui est un des premiers à avoir établi l’association entre les indicateurs d’accessibilité de Hansen et les mesures du surplus spatialisé du consommateur.

9.

où k est le coefficient de pénibilité du trajet, τ est la valeur du temps, est temps de transport de la zone i vers la zone j, est le coût monétaire du déplacement de la zone i vers la zone j. On note par ailleurs que la relation avec le temps généralisé est : .