Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. 44
René Char utilise de façon assez régulière une manière très précise de faire référence à la réalité : en la désignant par des noms propres. Ils apparaissent aussi bien dans les titres et les dédicaces que dans le corps des poèmes, mais leur valeur semble dépasser un pur rôle de désignation, et un simple inventaire ne saurait rendre compte du sens même de leur présence : pourquoi les noms propres géographiques abondent-il dans les premiers titres du Nu perdu, pour se raréfier ensuite jusqu’à disparaître ? Pourquoi la dédicace de “ Vermillon ” 45 est-elle implicite et masque-t-elle Nicolas de Stael ? Pourquoi, s’ils sont disséminés dans de nombreux poèmes, les noms propres sont-ils singulièrement regroupés dans “ Lombes ” :
‘[...]jusqu’à former une véritable liste dans “ Contre une maison sèche ” ? :
‘[...]Enfin, pourquoi René Char affecte-t-il une majuscule à certains noms communs tels “ la Bête ” ou “ la Sagesse ” 48 , qui ne correspondent en rien à l’image que l’on se fait traditionnellement d’un nom propre ?
L’emploi particulier du nom propre en littérature est bien connu 49 , comme foyer d’un pouvoir de suggestion et d’évocation parfois mal défini, et comme terrain de l’onomastique. Plus rare encore en poésie, il pose de façon exemplaire dans l’œuvre de René Char, par sa fréquence et l’absence de toute information concernant son existence réelle, la question de sa valeur poétique. Si son utilisation crée une forte charge référentielle, le contexte et la situation ne les éclairent que très rarement, faisant de ces indices de réel des signes déceptifs. Le nom propre a sans aucun doute plus qu’une simple fonction référentielle dans la poésie de René Char, au-delà de “ l’image un peu simpliste, héritée de la tradition grammaticale et confortée par la logique, d’un nom-propre-sans-déterminant-servant-d’étiquette-à-un-individu ” 50 . Placé à la limite de la langue par des linguistes qui ne lui reconnaissent ni la syntaxe ni la sémantique du nom commun 51 , son rôle se résume souvent à la désignation de la réalité. Passeur entre le monde et le texte, il fait néanmoins l’objet de recherches concernant un fonctionnement sémantique spécifique qu’on lui attribue désormais volontiers 52 . Mais quel type de sens peut-il produire ? On ne peut en tout cas le définir en prenant pour modèle les noms communs. Le nom propre “ dévie doublement du modèle saussurien du signe : d’une part, son signifié ne correspond pas à un concept, ou “ image mentale ” stable dans la langue et d’autre part, on ne peut pas définir sa valeur dans un système de signes ” 53 . Les noms propres ont ainsi un autre type de sens, dont nous prendrons la mesure dans l’espace référentiel qu’ils dessinent, de l’Iris de la “ Lettera amorosa ” à “ la Balandrane ” des années soixante-dix.
“ Certains jours... ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 631.
“ Vermillon ”, La Parole en archipel, O. C., p. 368.
“ Lombes ”, Aromates chasseurs, O. C., pp. 516-517.
“ Contre une maison sèche ”, Le Nu perdu, O. C., p. 481.
“ La Bête innommable ”, La Parole en archipel, O. C., p. 352.
Voir Gérald Antoine, “ D’une poétique à une métaphysique du nom ”, Corps écrit n°8, décembre 1983, pp. 111-121.
Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, 1994, p. 4. Avec la précision “ étiquette-à-un-individu ”, cette définition courante prend le toponyme comme type exemplaire du nom propre.
Voir Jean Molino, “ Le nom propre dans la langue ”, Langages n° 66, juin 1982, pp. 5-20.
Nous nous appuierons essentiellement sur les thèses de Marie-Noëlle Gary-Prieur concernant ce fonctionnement sémantique, car elle fait l’hypothèse du sens d’un nom propre, contrairement à d’autres linguistes.
Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit., p. 3.