Dans l’écoulement des échos, saisir le mot majeur. Bonheur ! s’il est le moins modulé. 54
C’est avec “ Le Dos tourné, la Balandrane ”, qui clôt les Chants de la Balandrane, publié en 1977, en aval de notre corpus, que nous pouvons le mieux approcher la question de la référence poétique. René Char donne en effet curieusement la clé du substantif Balandrane, mais il la multiplie pour mieux brouiller le sens, non seulement en présentant le terme sous la double forme d’un nom propre et d’un nom commun, mais en donnant la polysémie du second.
‘A l’horizon de l’écriture : l’incertitude, et la poussée d’une énergie gagnante. Le dardillon autour duquel va s’enrouler la concrète nébuleuse se précise. Une bouche pourra bientôt proférer. Quoi ? Rien de moins dessiné qu’un mot venu de l’écart et du lointain, qui ne devra son salut qu’à la vélocité de sa course. Le hasard, l’usage, une ouïe aiguisée, l’imprévisible, le non-sens, la fourchure, le limité, aussi la flexible logique ancestrale, à travers le sable soulevé, désignent ce mot à de larges et hostiles tourbillons autant qu’à de plaisantes adoptions. Mais quelle allonge ! Il a passé... La mansuétude.Le genre définitionnel faisait déjà une apparition, presque vingt-cinq ans plus tôt, dans le texte liminaire de la “ Lettera amorosa ” intitulé “ Sur le franc-bord ”, qui ouvre cette fois notre corpus, et que Jean-Michel Adam a précisément analysé dans la perspective du “ passage de la langue au poème et des rapports de René Char à la langue ” 56 . De la confrontation de ce poème avec l’article Iris du Littré, s’est imposée l’idée d’une écriture poétique du fragment et de la généralisation. “ Sur le franc-bord ” fait figurer à la fois le nom commun iris et le nom propre Iris. Le poème ressemble ainsi à la définition linguistique et encyclopédique d’Iris, et lui emprunte par conséquent sa dimension généralisante car il en rassemble les différentes acceptions. Or la poésie de Char tend à actualiser cette polysémie en y joignant des associations personnelles, ce que montrait bien le regard croisé porté sur “ Sur le franc-bord ” et sur le poème qu’il infiltre, la “ Lettera amorosa ” elle-même, dans laquelle Iris trouve des échos comme nom commun et comme nom propre.
Le statut des définitions dans “ Le Dos tourné, la Balandrane ” paraît cependant différent : elles sont cette fois enchâssées dans un texte, qui ressemble à une théorie poétique du mot. Ce mot Balandrane suscite d’ailleurs tant de définitions qu’il en devient suspect. Fantaisie poétique à la façon du dictionnaire ou véritable “fiche lexicologique” sur le mot Balandrane, l’ensemble définitionnel laisse perplexe. Sur les traces de Jean-Michel Adam, qui évoque à propos de Georges Mounin les “ deux formes d’amour de la langue qui sont celles du poète et du linguiste ” 57 , il semble que seule une analyse linguistique précise permette de donner un sens à la présence de ces définitions et d’établir leurs rapports avec le texte qui les enchâsse. Mais, avec sa majuscule, Balandrane est dès le titre davantage proposé comme nom propre. L’intérêt ne réside donc pas seulement dans le passage de la langue, représentée par le dictionnaire, au poème, mais dans celui du monde, d’un segment de réalité, à la poésie.
“ Peu à peu puis un vin siliceux ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 494.
“ Le Dos tourné, la Balandrane... ”, Chants de la Balandrane, O. C. , pp. 571-572.
Jean-Michel Adam, Le Style dans la langue. Une reconception de la stylistique, 1997, p. 109.
Jean-Michel Adam, op. cit., p. 107.