René Char a sans aucun doute consulté le Dictionnaire provençal-français de Frédéric Mistral 68 . Les emprunts à l’article “ balandran, barandran ” sont indéniables pour la troisième entrée du poème : “ branle d’une cloche ”, “ glas pour un enfant ”, “ train d’une maison ”, “ lourdaud, qui va les bras ballants ”, “ entremetteur de mariages, en Rouergue ”, “ le cahotement d’une charrette ”. Char reprend à la fois les formulations et l’ordre des définitions de Mistral, avec quelques modifications parfois : il ajoute un article défini devant train ; il ajoute un article indéfini devant lourdaud et supprime la virgule entre le nom et la relative qui le suit ; il place la dernière définition de Mistral, “ cahotement ”, en avant-dernière position ; il inverse enfin la localisation de l’emploi de balandran comme entremetteur, “ en Rouergue ” passant avant la définition qu’il spécifie 69 .
C’est un dictionnaire plus ancien, du XIXème siècle, qui a inspiré la première entrée du poème, le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat 70 . Il présente trois articles balandran que l’on retrouve dans le poème, avec un ordre inversé, mais presque cités : “ le plateau d’une grande romaine ou balance pour peser des objets d’un grand volume ” 71 ; “ bascule d’un puits de campagne ” ; “ manteau de campagne, sorte de casaque d’étoffe grossière, pour se garantir de la pluie ; vieux meuble qui embarrasse. Avril ”. L’étymologie complexe a également été reprise : “ On fait dériver ce mot du celt. bal , enveloppe, et de anidro , au tour, balandrana, en basse latinité ; mais c’est plutôt un augmentatif de palla , robe, ou de pallium , manteau de cérémonie des évêques, dont les Italiens ont fait palandrano ”.
Rigueur lexicologique et fantaisie se mêlent donc dans l’écriture de ce fragment central. La rigueur apparaît dans les emprunts, chacun des trois premiers articles s’inspirant d’un dictionnaire précis : celui d’Honnorat pour le premier, celui de Wartburg pour le deuxième et celui de Mistral pour le troisième 72 . Quant à la fantaisie, elle décide du choix des entrées, de leurs graphies, de leur ordre et de leurs regroupements, de la sélection des définitions et de leurs modifications : si René Char ordonne le premier groupe d’acceptions, il superpose les définitions dans le deuxième, et les juxtapose dans le troisième.
Mais au-delà de ces significations retrouvées, quel est précisément le sens d’un tel discours lexicologique, de ce véritable “ essaim de sens ” ? Le vertige de son excès semble être le signe même de son invalidation. Le nom commun n’est pas “faux” parce qu’il serait inventé ; c’est poétiquement qu’il est “faux”, qu’il ne peut être “vérifié”. René Char donne alors un exemple du véritable mot poétique avec le dernier paragraphe du volet central, en laissant place au nom propre “ La Balandrane ”.
Char ne s’est pas inspiré du dictionnaire provençal d’Emil Levy(Provenzalisches Supplement-Wörterbuch. Berichtigungen und ergänzungen zu Raynouards Lexique Roman, (erster band A-C), 1894). En revanche, le dictionnaire occitan-français de Louis Alibert(Dictionnaire occitan-français, d’après les parlers languedociens, 1965), dont l’aire géographique est cependant plus éloignée, présente des définitions et des étymologies voisines. Il fait apparaître les entrées et les significations suivantes : une entrée balandra, avec la définition “ vaisseau à fond plat ” ; une entrée balandran, “ casaque, manteau d’étoffe grossière, robe de capucin, froc, dadais, flandrin. Dér. balandrana, grand manteau de berger ” ; sous une entrée balandrar, le terme balandran “ balancement, branle, brimbale de puits, plateau de romaine, chose encombrante, cahotement, branle de cloches, train de maison, entremetteur de mariages ”. Il mentionne l’étymologie hollandaise bylander que reprend le poète, mais l’étymologie latine “ ballare + andrare ” n’est pas présente dans “ Le Dos tourné, la Balandrane ”. Malgré des similitudes évidentes, la consultation et les emprunts possibles de Char ne nous semblent pas nets : des variations notamment d’articles, d’adjectifs et de construction des expressions rendent le calque douteux.
Frédéric Mistral, Lou Tresor dou Felibrige ou Dictionnaire provençal-français, embrassant les divers dialectes de la langue d’oc moderne, tome 1 (A-F), 1932.
Par ailleurs, dans sa première entrée, le poète peut reprendre deux autres acceptions à Mistral : “ plateau d’une grande romaine ” et “ vieux meuble embarrassant ”. L’emprunt est moins sûr dans la mesure où Char enrichit la définition de la grande romaine et modifie grammaticalement la seconde : l’adjectif verbal “ embarrassant ” deviendrait une relative, “ qui embarrasse ”.
S.-J. Honnorat, Dictionnaire provençal-français ou dictionnaire de la langue d’oc, tome 1 (A-D), 1846.
Nous soulignons les termes que René Char a exactement repris.
La prudence vis-à-vis des graphies se reflète dans la présence des variantes, et la circonspection concernant les étymologies est de rigueur : elle transparaît dans des expressions modalisées comme “ peut-être du celtique bal ”, “ plutôt du latin ”, “ peut-être de ballare ”, ou encore dans la forme interrogative “ du latin balança ? ”, mais René Char respecte ici plutôt la pratique des lexicologues lorsqu’ils sont confrontés à une origine complexe.