B. Le nom propre ou l’adéquation à la réalité

1. La toponymie poétique ou le sens du nom propre

Tandis que le premier volet du texte privilégie nettement l’économie syntaxique dans l’emploi de phrases nominales, brèves ou longues, et de la coordination organisant enchaînements et énumérations, le dernier volet, tout en conservant ces constructions, présente au début du deuxième paragraphe une rupture de construction signifiante.

‘Lorsque tu te sentais refroidir, au petit jour des hivers récents, Genestière, Balandrane, comme le poêle bien tisonné qui accueillait à l’école communale les enfants que nous étions, le mot appelle un essaim de sens hors du puits de notre cœur gourd.’

La cohésion propositionnelle fait défaut. Le glissement énonciatif de “ tu ” à “ nous ”, le glissement temporel de l’imparfait au présent, et surtout la présence d’une incidente, déséquilibrent l’ensemble. L’incidente constitue manifestement un point de rupture qui appelle l’attention : elle contient les deux mots “ Genestière ” et “ Balandrane ”, mis en relief par une différenciation typographique. A la clôture du recueil apparaissent ainsi deux noms propres, les deux toponymes qui précisément l’ouvraient : avec le titre du recueil pour “ Balandrane ”, avec le premier poème pour “ Genestière ” dans “ Pacage de la Genestière ” 73 . Or, face à la temporelle qui les précède et renvoie à l’idée de stérilité poétique par le cliché de l’hiver, ces deux toponymes, véritables huissiers du recueil, signalent le retour effectif de l’écriture. L’hiver n’est pas le signe d’un arrêt de l’activité dans la poésie de René Char, il est le moment d’une apparente paralysie où se prépare en fait la germination future. La signification “ mois d’avril ” pour balandran est là pour rappeler que l’hiver poétique n’est pas le signe d’une stérilité définitive mais le terrain d’une fertilité retrouvée 74 . Et c’est ici moins le mot, lexicalement, qui compte — Char se plaisant à épuiser ses significations en langue, certes poétiques par la diversité graphique et lexicale, les étymologies obscures et mêlées — que sa valeur personnelle, son contenu émotionnel, alchimie du signifiant et de son référent, toponyme lourd de l’expérience qui s’y rattache. La nomination des deux lieux a valeur de sésame personnel.

Il faut donc cesser de comparer lexicalement nom propre et nom commun, car c’est bien dans l’énoncé poétique que le premier acquiert du sens, à la fois dans le poème, dans le recueil qui le contient, voire dans l’œuvre tout entière : “ La Balandrane ” fonctionne au niveau d’un texte et du recueil qui le contient, comme la Sorgue, récurrente dans l’ensemble de l’œuvre où elle prend une valeur spécifique équivalente 75 . Si la priorité semble être donnée à une valeur de désignation, le nom propre renvoie aussi à une connaissance du référent. C’est par rapport à une situation et dans un contexte 76 que le nom propre fait sens, contrairement au nom commun dont le sens, qui donne accès au référent, dépend de la signification, en langue. Loin d’être une simple étiquette permettant de désigner une entité, il peut aussi en évoquer des caractères propres : “ la compréhension d’un nom propre, contrairement à celle d’un nom commun, requiert toujours des informations extérieures au nom lui-même, ces informations pouvant être ou non explicitement fournies à l’intérieur même du discours ” 77 . Le lecteur est capable de reconnaître dans un énoncé le nom propre comme nom propre, notamment grâce à la majuscule, mais il n’est pas forcément capable de l’interpréter. Il y a plusieurs degrés de saisie d’un nom propre. Un référent peut être connu selon ce qu’on appelle un savoir partagé, et un dictionnaire des noms propres donne des définitions encyclopédiques correspondant à un consensus de connaissances. En revanche son emploi repose parfois sur des propriétés valables uniquement dans l’univers de croyance du poète. Tous les niveaux de lecture existent ainsi depuis la connaissance partagée jusqu’à l’emploi absolument personnel 78 . C’est alors souvent le poème lui-même, le recueil ou encore l’œuvre qui permettent de construire une référence, celle qui a une valeur dans l’univers poétique. Le contexte précise parfois plus ou moins les propriétés du référent, qui ne recoupent pas toujours les informations données par les dictionnaires. Il n’est donc pas indispensable de connaître à tout prix le référent d’un nom propre pour accéder à son sens ou seulement l’approcher, car il est “ par nature vague, puisque rien ne délimite ses contours ni dans le monde réel (les propriétés d’un individu sont infinies) ni dans le monde du discours (les univers de croyance sont par nature variables) ” 79 .

Notes
73.

“ Pacage de la Genestière ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 533.

74.

Le paradoxe apparent d’un hiver fertile est récurrent dans l’œuvre de René Char. Citons “ Ruine d’Albion ” (Le Nu perdu, O. C., p. 456), “ Encart ” (Le Nu perdu, O. C., p. 466), “ Joie ” (Le Nu perdu, O. C., p. 475), et “ L’Invitée de Montguers ”, (Les Voisinages de Van Gogh, O. C. (éd. 1995), p. 831).

75.

Dans “ Louis Curel de la Sorgue ” (Fureur et Mystère, O. C., pp. 141-142), le nom de la rivière devient celui de l’homme : “ Ce qui est adjoint associe le nom à un lieu-dit, anthroponyme en voie de toponyme, pays en filigrane à travers un homme. ” (Jean-Claude Mathieu, “ Une force qui avait l’air d’un iris ”, René Char. Fureur et mystère, Les Matinaux, 1991, p. 55).

76.

Nous appelons situation l’ensemble des données extra-linguistiques tandis que le terme contexte est réservé à l’environnement discursif proche, appelé aussi co-texte.

77.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit.,p. 26. Nous faisons donc l’hypothèse d’un sens du nom propre, qui va au-delà de sa valeur de dénomination : ce n’est qu’à cette dernière que Marie-Noëlle Gary-Prieur réserve l’appellation de “ sens ”, montrant peut-être par là que la dénomination est une valeur attendue. Au sens spécifique du nom propre, elle donne le nom de “ contenu ” qu’elle définit comme “ un ensemble de propriétés attribuées au référent initial de ce nom propre dans un univers de croyance ” (Ibid., p. 51).

78.

Marie-Noëlle Gary-Prieur donne deux exemples de lecture, l’un à partir d’un référent totalement inconnu, l’autre concernant un référent connu mais dont le contenu, spécifique au locuteur, n’est pas explicite : “ [...] la seule présence du nom propre et les contraintes contextuelles fournissent presque toujours une compréhension minimale. Par exemple, quelles que soient mes connaissances sur Hazara, je comprends l’énoncé Je suis allé à Hazara comme “je suis allé dans un lieu nommé Hazara” ” (“ Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? ”, Langue française n°92, décembre 1991, p. 10 n. 19). D’autre part, dans la phrase Capri, c’est fini, “ plus qu’un référent, le Nom Propre fixe ici le thème du discours, avec une signification beaucoup plus large que le simple prédicat de dénomination : Capri [...] ce n’est pas seulement la ville qui porte ce nom (sinon, la proposition véhiculée par l’énoncé serait fausse), mais tout ce qui s’est vécu dans cette ville ” (Ibid., p. 20). La connaissance du référent initial ne se confond donc pas strictement avec les connaissances que donnent encyclopédies et dictionnaires des noms propres.

79.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, 1994, p. 77.