2. Le mot, une “ pincée consentie par le réel ”

Le recueil commence avec “ Pacage de la Genestière ” et s’achève sur “ Le Dos tourné, la Balandrane ”, dessinant un territoire dans le Vaucluse, puisque chacun des deux toponymes désigne sans doute un lieu de ce département. Si La Genestière n’est pas décrite dans le poème, La Balandrane l’est dans la dernière entrée de la partie lexicologique : “ du lieu-dit La Balandrane, une ferme sur un plateau boisé où subsistent les ruines de nombreux puits abandonnés ”. Cette dernière définition vient après un commentaire de René Char qui qualifie les précédentes de “ projectiles futurs ” qui “ ne sont pas encore accrédités ”, ce qui ne veut pas dire que ces acceptions sont imaginaires, mais qu’elles ne sont pas utilisées par le poète, par opposition à la dernière qui est moins une définition en compréhension qu’une définition en extension : La Balandrane n’a pas de signifié mais un référent. Char ne donne donc pas une description sémique mais une description référentielle : “ une ferme sur un plateau boisé où subsistent les ruines de nombreux puits abandonnés ”. Que ce référent, comme celui de La Genestière, soit précisément localisé ou introuvable, ressortissant alors à l’imagination de René Char, n’a pas d’importance. Il renvoie en tout cas à un lieu, réel ou virtuel, qui est moins de l’ordre de la signification que de celui de la désignation géographique, avérée ou symbolique 80 . Les premières définitions permettent cependant de motiver l’appellation “ La Balandrane ” qui renvoie au lieu où l’on trouve “ une ferme ”, sème associé à la définition de balandran comme manteau porté dans le monde rural, des “ puits ”, terme utilisé pour définir le balandran dans sa deuxième acception, et “ un plateau ”, qu’on retrouve dans la troisième signification de ce même lexème, même si c’est alors dans son sens littéral qu’il est employé et non dans le sens géographique de plateau qui est une métaphore lexicalisée. Il y a là une heureuse rencontre entre un nom propre et son homonyme commun : la présence du nom commun se justifie ainsi dans la mesure où quelques-uns de ces éléments de définitions croisent la rapide description d’un site dont l’appellation lui ressemble. De plus, l’aire linguistique d’emploi du mot balandran, nettement rurale et provençale, délimite elle-même une aire géographique 81 bornée au moins symboliquement par La Genestière et La Balandrane, territoire poétique où prend naissance la poésie de ces Chants de la Balandrane.

Les trois premières entrées et leurs définitions restent d’ailleurs souvent virtuelles : sans déterminant, elles ne sont pas actualisées, alors que La Balandrane est non seulement actualisée, comme “ une ” ferme et “ un ” plateau, mais aussi particularisée et identifiée, dans la mesure où elle est localisée, dans le réel ou dans l’imaginaire. Il y a là, grammaticalement, le signe même de l’invalidation du nom commun. Ces balandrans ne sont pas “faux”, mais ils ne sont pas “vrais”, au sens d’un manque d’adéquation à la réalité dont l’absence d’actualisation est le symptôme évident. Ils n’ont donc pas d’extensité et ne renvoient à aucun élément du monde. Il apparaît d’ailleurs que, parmi les différents noms propres, la valeur référentielle du toponyme est très forte : contrairement aux noms de personnes et même de villes, les noms de pays “ correspondent chacun, par définition, à un référent unique ” 82 , ce qui apparaît dans la prédétermination du toponyme par l’article défini. Il n’y a donc normalement pas d’ambiguïté référentielle. Dans “ La Balandrane ”, l’article défini est lexical : le lieu appartient au groupe de ces noms propres géographiques, essentiellement des pays mais aussi des régions, qui présentent un article car ils renvoient à un lieu unique, homogène, et connu comme tel. Ce type de nom propre est ainsi le seul à “ correspondre exactement à la définition logique traditionnelle du nom propre comme nom qui ne convient qu’à une idée singulière ” 83 . Or, même si “ La Balandrane ” ne peut être localisée précisément, elle bénéficie surtout d’une stabilité ontologique dans le temps et l’espace susceptible de délivrer le plus parfaitement possible l’essence de la réalité qu’elle désigne. Les localisations géographiques, qui circonscrivent peut-être un territoire réel du Vaucluse, délimitent surtout un territoire poétique situé entre La Genestière et La Balandrane, le territoire du recueil, mais surtout un lieu de la poésie de René Char, fait de ces deux signifiants et d’expériences vécues que l’on échouerait à tenter de retrouver.

Le nom propre représente ainsi davantage le mot poétique que le nom commun, par son adéquation à la réalité pour le poète qui se l’approprie, adéquation qu’on aurait du mal à justifier par l’examen d’une définition encyclopédique classique. Et le nom propre “ La Balandrane ”, toponyme précédé d’un article, en est l’archétype même, car sa stabilité référentielle l’ouvre directement à une saisie ontologique.

Notes
80.

Les notes de l’édition de la Pléiade donnent l’indication suivante : “ La Genestière : un plateau boisé et une clairière jadis semée de genêts, dans les monts du Vaucluse. En lisière de l’herbe rase, des buis, de petits chênes, des cades, de hauts cèdres libres et bien dans leur sol. En proue : la vaste habitation carrée, l’hiver déserte ” (Notes, O. C., p. 1262). Un rapide coup d’œil sur la carte IGN TOP 25 n°3142 OT mène à un lieu-dit “ La Balandre ” à environ cinq kilomètres au nord-ouest de L’Isle-sur-la-Sorgue, et un lieu-dit “ La Geneste ” à sept kilomètres au sud-ouest de cette même commune : nous ne prétendons absolument pas identifier les lieux du poème, cette recherche montrant simplement que les toponymes peuvent être présents dans l’aire linguistique d’emploi des acceptions de balandran/on/in données par le poète. Dans Faire du chemin avec..., Marie-Claude Char présente une photographie de l’entrée d’une ferme dont une pancarte donne le nom : “ La Balandrane ” (Faire du Chemin avec..., 1992, p. 259).

81.

Le suffixe -ane se retrouve dans de nombreux noms de lieux méridionaux (Maillane...), dont les Maussane et Saumane de l’univers charien. On pourrait d’ailleurs parler des noms en général, car l’anthroponymie rejoint la toponymie, par l’intermédiaire de la langue : Balandra et ses dérivés sont des noms de famille issus de l’ancien occitan balandral qui désignait à l’origine un manteau puis, par métonymie, le porteur ou le vendeur de manteaux (Voir Albert Dauzat, Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France, 1994, et Marie-Thérèse Morlet, Dictionnaire étymologique des noms de famille, 1991).

82.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit., p. 104.

83.

Ibid., p. 241.