C. Du lieu-dit au lieu dit

1. Monde et mots mêlés

Si la présence de “ Le dos tourné, la Balandrane ” à la fin des Chants de la Balandrane s’explique par la volonté de René Char de proposer une clé, celle du toponyme, à la lecture du recueil, le poète se plaît apparemment à troubler le lecteur en multipliant les clés. Les fausses clés sont d’ailleurs lexicales tandis que la bonne est donnée comme référentielle. Cette présentation ostensible de clés n’est d’ailleurs pas dénuée d’humour puisqu’elle est une version inattendue de “ la scène de l’arroseur arrosé ”. Mais qui arrose qui ? A un premier niveau, “arrosant” le texte de définitions, René Char dissèque lui-même son travail, devance l’exégète et sape en quelque sorte une lecture sacralisante du poème. En exhibant des clés, il joue au poète piégé, forcé de donner des explications en fin de recueil. A un second niveau, le lecteur s’attend à des définitions piégées qui, sous couvert d’éclaircissements et de déconstruction du travail poétique, seraient au contraire une autre façon de construire un poème, en inventant, en imaginant totalement les informations lexicologiques. Finalement, le lecteur est effectivement piégé, mais parce que René Char donne de véritables définitions, et montre que la poésie repose moins sur le nom commun que sur le nom propre. L’intérêt poétique est en fait inversement proportionnel au débridement lexicologique : il correspond à l’ordre du texte qui se clôt sur le toponyme. Le modèle du mot poétique n’est pas le nom commun, qu’il soit inventé ou rare.

L’idée d’un poète lexicographe, pour plaisante qu’elle soit, ne s’applique pas à René Char, qui n’est ici qu’amateur de dictionnaires... et poète. Char, n’inventant pas de mots ni de définitions, n’invente pas de monde mais découvre celui qui est, pour en dévoiler l’essentiel. A partir d’une expérience personnelle et singulière qui s’est cristallisée autour du mot Balandrane, le poème, et partant le recueil, prend son élan, élabore son territoire qui n’est pas la zone réelle qui s’étend entre La Genestière et La Balandrane, mais le lieu poétique où s’enracine l’écriture de René Char, comme si le poète, qui a vécu une période de difficultés poétiques, reprenait assise sur la réalité et traversait volontairement un territoire mental de sa poésie. Balandrane nourrit le poème, suscite la création poétique à partir d’une véritable enquête lexicologique. Mais c’est bien du toponyme, d’un nom propre du réel, qu’est né le poème.