2. De l’anthroponyme au toponyme : le nom propre comme territoire poétique

Le toponyme est prédestiné à la circonscription d’un territoire, fût-il poétique : les “ Sept Parcelles de Luberon ”, par exemple, viennent compléter l’espace de La Balandrane. Mais l’anthroponyme y concourt également : Orion en est le plus bel exemple, être mythique dont la transformation en une constellation suscite une spatialisation sur laquelle se fonde le recueil Aromates Chasseurs. Cette spatialisation du parcours d’Orion dans l’espace stellaire, auquel se superpose le parcours du lecteur de poème en poème, opère finalement la spatialisation du nom de personne.

Le texte liminaire d’Aromates chasseurs postule l’existence d’un troisième espace, en plus de “ l’espace intime ” et du “ monde concret ” :

‘Ce siècle a décidé de l’existence de nos espaces immémoriaux : le premier, l’espace intime où jouaient notre imagination et nos sentiments ; le second, l’espace circulaire, celui du monde concret. Les deux étaient inséparables. Subvertir l’un, c’était bouleverser l’autre. Les premiers effets de cette violence peuvent être surpris nettement. Mais quelles sont les lois qui corrigent et redressent ce que les lois qui infestent et ruinent ont laissé inachevé ? Et sont-ce des lois ? Y a-t-il des dérogations ? Comment s’opère le signal ? Est-il un troisième espace en chemin, hors du trajet des deux connus ? Révolution d’Orion resurgi parmi nous. 84

C’est la figure d’Orion qui permet de construire ce troisième espace qui est celui de la poésie. Il est cette “ révolution ” dans laquelle il s’inscrit graphiquement, comme astre et comme personnage. Ce terme “ révolution ” borne le recueil : il apparaît non seulement dans le texte liminaire, mais également dans l’avant-dernier poème, “ La Rive violente ” 85 , avant de clore le recueil par l’écho affaibli de “ rébellion ” dans “ Eloquence d’Orion ” 86 . La révolution définit parfaitement la construction du troisième espace. Selon une première acception, le terme révolution définit le mouvement d’un astre, sur lui-même autour d’un axe ou selon une orbite qui le ramène à son point de départ : Orion est un nom astronomique, celui d’une constellation dans l’espace stellaire. Mais c’est aussi un personnage mythique qui donne son nom à cette constellation. D’après plusieurs versions du mythe, Orion est un chasseur transformé en constellation par Artémis. Or Aromates chasseurs est le récit de son retour sur terre : la révolution spatiale est accomplie, fondée sur le mythe et l’astronomie. Mais elle ne décrit pas un territoire représentable, ni dans le mythe , ni dans le ciel. Il a la fantaisie d’un espace “autre”, et le trajet effectué n’a certainement pas la régularité d’une véritable orbite : le chemin parcouru est jalonné d’autres constellations, citées après le titre de chaque poème, sans ordre ni logique dans notre espace, et qui “ sont autant de ponts jetés, en quelque sorte, d’une île à l’autre dans l’archipel de ce recueil de poèmes. Dans l’espace poétique, de tels ponts sont concevables, qui ne le sont ni dans l’espace céleste, ni dans l’espace mythique ” 87 . Orion est le “ pontonnier ” et l’arpenteur du troisième espace : à partir d’un personnage dont le nom propre concentre les aventures, s’établit une nouvelle géométrie de l’espace. Mais selon une seconde acception, une révolution est aussi une transformation majeure, un bouleversement. C’est d’abord le bouleversement que subit le mythe même d’Orion, car René Char se l’approprie, le modifie 88 , et seuls quelques éléments du mythe subsistent dans le recueil. C’est aussi la transformation de l’orbite. C’est enfin celle de l’espace poétique, jalonné de références à des noms propres de personnes relevant des domaines philosophiques, politiques et esthétiques : Saint-Just, Marat, Hitler, Nietzsche, Rodin, Poussin... 89 . Ces noms propres sont des points de contact, des lieux de passage entre le monde et le texte, et à l’intérieur de l’œuvre elle-même. Nous pourrions de nouveau parler de ponts, et la métaphore spatiale est éloquente. Les références circulent entre l’“ espace intime ” et le “ monde concret ”, et dans l’espace intime lui-même, construisant ce troisième espace charien, celui de la poésie. Autour d’Orion, ce sont bien des anthroponymes qui circonscrivent le territoire poétique, balises des constellations fondées sur des personnages mythiques auxquelles s’ajoutent celles des personnages historiques. Le poète ne fait qu’élargir en un espace personnel une spatialisation que le mythe a déjà opérée, en faisant de certains noms propres les coordonnées des points d’une géométrie céleste. Lieu, territoire 90 , franc-bord, espace... Le terme le plus approprié à la désignation de cet espace est sans doute celui de maison, car elle est un lieu habité. “ Maison mentale ”, écrit Char :

‘Maison mentale. Il faut en occuper toutes les pièces, les salubres comme les malsaines, et les belles aérées, avec la connaissance prismatique de leurs différences. 91

Notes
84.

“ Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces... ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 509.

85.

“ La Rive violente ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 512.

86.

“ Eloquence d’Orion ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 528.

87.

René Kochman, “ Titres, sous-titres, noms propres dans Aromates chasseurs ou l’hypothèse d’un troisième espace ”, René Char, SUD, p. 114.

88.

“ [...] c’est l’histoire mystérieuse de l’exceptionnel, de l’extraordinaire choisissant de s’installer et de rester définitivement parmi nous ” (Michael Bishop, René Char. Les dernières Années, 1990).

89.

Voir l’analyse de René Kochman, op. cit., pp. 117-118.

90.

Territoire est aussi le terme choisi par Jean Roudaut comme titre de son “ Introduction ” à l’édition de la Pléiade : “ Les territoires de René Char ”.

91.

“ Aromates chasseurs ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 512.