3. Voix de la réalité, voie du réel

Le modèle du mot poétique n’est pas le nom commun, car ce dernier est avant tout porteur de potentialités descriptives. Or René Char ne décrit pas la réalité : la meilleure preuve en est ces poèmes dont le titre présente un nom propre et dont le contenu n’a rien à voir avec une description de la réalité désignée. La poétique du nom va également bien au-delà d’un sentiment de la réalité dont le nom propre serait le réceptacle. Le sens de ce nom n’a rien à voir avec un quelconque impressionnisme affectif qui serait propre à la poésie et qui suscite l’emploi dangereux de termes comme “pouvoir de suggestion”. Le nom sert à nommer, et il y a plus qu’un truisme dans cette affirmation. Si le nom commun est moins efficace, c’est qu’il décrit le plus souvent. Si le nom propre ne décrit pas mais désigne, le nom propre poétique, lui, ne désigne plus : il nomme, et c’est dans cette fonction là qu’il est un mot pleinement poétique. Nommer, appeler, c’est à la fois convoquer à voix haute ce qui existe déjà, ou faire acte de baptême. Les noms propres dans la poésie de René Char cumulent les deux fonctions, avec la construction d’un territoire qui emprunte à la réalité tout en la créant, dans le chant du nom. La poésie charienne appelle, et sa force d’invocation est souvent soulignée : pour faire exister la “ damo Machoto ”, nom propre charien, dans l’univers du poème, il faut l’appeler, la convoquer, et l’appel compte alors tout autant que le nom.

‘[...] Aussitôt la chouette s’envole des entrailles du mûrier noir. Pour les Mayas elle est dieu de la mort aux vertèbres apparentes ; près d’ici, ravisseuse de Minerve ; et à mes yeux, damo Machoto l’alliée. Elle m’appelle, je l’écoute ; je la mande, elle m’entend. [...] 92

La parole suscite le réel, le dit crée le lieu.

Notes
92.

“ Chacun appelle ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 499. Sur la mystérieuse “ damo Machoto ”, voir Paul J. Smith, “ “Le Martinet” dans l’ornithologie charienne ”, Lectures de René Char, CRIN n°22, 1990.