II. L’Eve éternelle : la dynamique du nom propre dans le poème

La matérialité du signe est une part de la réalité du mot comme substance phonique et graphique. Au-delà de sa référence, cette réalité du nom propre contribue à l’établissement de son sens et de celui du poème tout entier. Souvent simplement inscrite dans le texte, elle l’investit parfois jusqu’à en constituer l’un des principes de production. Dans “ Relief et louange ”, l’originalité réside dans cette puissance de production qui fait émerger le nom propre absent et pourtant porteur de l’essence même de la réalité. Le poème appelle le nom qui en donnera le sens car il est le lieu du réel.

‘Du lustre illuminé de l’hôtel d’Anthéor où nous coudoyaient d’autres résidents qui ignoraient notre alliance ancienne, la souffrance ne fondit pas sur elle, la frêle silhouette au rire trop fervent, surgie de son linceul de l’Epte pour emplir l’écran rêveur de mon sommeil, mais sur moi, amnésique des terres réchauffées. Le jamais obtenu, puisque nul ne ressuscite, avait ici un regard de jeune femme, des mains offertes et s’exprimait en paroles sans rides.
Le passage de la révélation à la joie me précipita sur le rivage du réveil parmi les vagues de la réalité accourue ; elles me recouvrirent de leurs sables bouillonnants. C’est ainsi que le caducée de la mémoire me fut rendu. Je m’attachai une nouvelle fois à la vision du second des trois Mages de Bourgogne dont j’avais tout un été admiré la fine inspiration. Il risquait un œil vers le Septentrion au moment de recevoir sa créance imprécise. A faible distance, Eve d’Autun, le poignet sectionné, ferait retour à son cœur souterrain, laissant aux sauvagines son jardin saccagé. Eve suivante, aux cheveux récemment rafraîchis et peignés, n’unirait qu’à un modeleur décevant sa vie blessée, sa gaieté future. 93

“ Relief et louange ” appartient au recueil La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, initialement présent dans l’ouvrage La Nuit talismanique 94 qui mêle poèmes et illustrations de Char. Ce recueil est marqué par la nuit dans son influence sur la création : maintenu en éveil par des insomnies répétées, Char écrit, dessine et peint, éclairé par le cercle d’une bougie. La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle présente deux parties nettement distinctes dans leur forme, la première rassemblant des “ Vers aphoristiques ” tandis que la seconde est constituée de treize poèmes en majorité en prose. Ce bref ensemble est cependant organisé avec une grande cohérence, autours des lignes thématiques de la nuit, du rêve, de la création, de la mort et de son envers la vie. Il atteint certainement un sommet avec “ Relief et louange ” qui réunit ces différents fils disséminés dans le recueil, à partir d’une situation assez claire qui se fonde sur la valeur référentielle de plusieurs noms propres.

Notes
93.

“ Relief et louange ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., pp. 504-505.

94.

René Char, La Nuit talismanique, 1972.