L’Epte, indication toponymique, constitue une référence indirecte. C’est la “ brève rivière qui se jette dans la Seine et fait frontière entre la Normandie et l’Ile-de-France ” 96 . Cette référence n’est pas intéressante en elle-même : sa valeur est dans la médiation qu’elle constitue vers une référence masquée. La “ frêle silhouette [...] surgie de son linceul de l’Epte ”, est Yvonne Zervos, décédée en janvier 1970 97 . Par un procédé assez proche de la métonymie, l’Epte évoque Yvonne dont la mère habita à Saint-Clair-sur-Epte : la rivière est un élément de la vie d’Yvonne, il la désigne indirectement, en la convoquant de manière symbolique grâce à un raccourci identifiant une personne aimée à un lieu où elle a vécu. La référence, affective, relève des associations personnelles. Elle est indirecte, sans doute plus par pudeur que par codage volontaire du réel. Les noms propres employés par René Char sont souvent “habités” 98 , objets d’un investissement personnel. Yvonne est par ailleurs désignée ici par ses “ mains offertes ”, caractéristiques de sa figuration poétique, puisqu’elles font écho à celles qui signifient la générosité dans le poème “ Yvonne ” :
‘[...]Le poème représente lui-même ce mode indirect d’accès au référent, par le trajet du regard, celui du mage. Le mage est médiateur de la vision dans la cathédrale, c’est son œil qui désigne l’objet à regarder, au nord. Cette médiation par la sculpture est une image de la médiation artistique, notamment celle du poème lui-même, comme s’il contenait, en la représentant, la clé de l’accès au référent qu’est la médiation : on accède au référent indirectement, par le mage dans la cathédrale, par le nom propre dans le poème. En effet, dans le poème, outre la relation évidente de l’Epte à Yvonne Zervos, la cathédrale d’Autun, consacrée à Saint-Lazare, est un lieu propice à une résurrection sinon physique, du moins sentimentale, et le mage, dans un sens moins courant, est aussi un magicien. On peut également lire dans le nom “ Anthéor ” les phonèmes qui composent le verbe hanter ou son participe passé, qui signifie déjà, dans le premier syntagme, la réminiscence qui va être l’objet du poème 100 . La paronymie avec l’athanor, alambic utilisé par les alchimistes, n’est pas anodine, et elle renforce l’idée de résurrection extraordinaire. Tous ces noms propres fonctionnent donc comme des signes qui convergent vers la même figure de femme dont ils permettent de cerner l’identité.
Cette référence indirecte n’est pas gratuite ou seulement pittoresque. Elle est en totale adéquation avec l’être même de la personne qu’elle masque et révèle à la fois. Yvonne est en effet le prénom de la personne vivante. Or, si le nom donne l’essence, ce prénom n’est plus adéquat, car la personne est décédée. Son être actuel est celui d’une absente dont le souvenir demeure : l’absence de nom correspond donc parfaitement à la disparition physique de la personne. Sa présence, désormais différente, nécessite un autre nom, un nom pour l’éternité.
‘Je voulus m’enquérir de ton nom éternel et chéri que mon âme avait oublié. 101Voir Notes, O. C., p. 1252.
“ A l’occasion de l’exposition des manuscrits enluminés de la Bibliothèque nationale en 1980, René Char lui dédiera le poème “Relief et louange” ” (Dans l’Atelier du poète, éd. établie par Marie-Claude Char, 1996, p. 881).
Nous reprenons la notion de mot “habité” à Michèle Aquien (L’autre Versant du langage, 1997, p. 137).
“ Yvonne ”, Le Nu perdu, O. C., p. 430.
Nous ne suivons pas Eric Marty lorsqu’il affirme dans une note : “ en dehors de sa ressemblance avec le nom d’un village proche de L’Isle-sur-Sorgue, ce nom en lui-même ne semble pas avoir une importance décisive pour comprendre le rêve ” (Eric Marty, op. cit., p. 158, n. 60). Le choix d’Anthéor fait sens. Il est même une annonce du rêve : le poète est hanté par une figure féminine qui finit par rassembler toutes les figures de femmes dans l’image de la femme par excellence, Eve, cette universalisation n’étant possible que par l’art.
“ La Minutieuse ”, La Parole en archipel, O. C., p. 355.