3. La chair des mots : le nom en filigrane

Eve solaire, possible de chair et de poussière, je ne crois pas au dévoilement des autres mais au tien seul. 102

Ce n’est pas le nom de la femme vivante qui apparaît, mais celui qu’elle prend dans le monde des essences. Ce nom est révélé par le regard du mage : c’est Eve, qui désigne la sculpture. Mais avant l’apparition du signifiant complet, le nom Eve apparaît phonétiquement et graphiquement dans le texte. Le son [], fréquent dans le premier paragraphe à travers les mots “ ancienne ”, “ elle ”, “ frêle ”, “ fervent ”, “ Epte ”, “ rêveur ”, “ terre ”, “ offertes ” et dans les terminaisons à l’imparfait, s’accompagne souvent de la consonne fricative labio-dentale sourde [f]. Dans le second paragraphe, le son [] est cette fois nettement lié à la consonne [v], fricative labio-dentale sonore qui correspond à la sourde [f], formant principalement la suite [v] dans “ réveil ”, “ nouvelle ” et “ vers ”, qui est l’envers de la suite [v], forme sonore de la figure féminine centrale du texte, Eve. Cette forme sonore suscite d’ailleurs des avatars phonétiques dans les variations vocaliques en [e] de “ réveil ” et “ révélation ”, et en [] dans “ recevoir ”, “ cheveux ” et “ décevant ”. La suite phonétique et ses variantes s’intensifie dans la seconde moitié du texte, avec les deux occurrences d’“ Eve ”: l’image féminine, phonétiquement en formation depuis le début du poème, éclôt enfin graphiquement dans le signifiant biblique.

La notion de “ symbolique inconsciente ” dont parle Benveniste à propos du langage du rêve nous semble doublement pertinente dans la mesure où elle s’applique non seulement au langage du rêve mais à celui de la poésie que Benveniste 103 , et avant lui la psychanalyse naissante 104 , ont rapprochés. Si le symbolisme linguistique est “ appris ”, le symbolisme de l’inconscient se définit par “ la richesse des signifiants et l’unicité du signifié, ceci tenant à ce que le contenu est refoulé et ne se délivre que sous le couvert des images. En revanche, à la différence du signe linguistique, ces signifiants multiples et ce signifié unique sont constamment liés par un rapport de “motivation” [...]. Infra-linguistique, elle [cette symbolique inconsciente] a sa source dans une région plus profonde que celle où l’éducation installe le mécanisme linguistique. Elle utilise des signes qui ne se décomposent pas et qui comportent de nombreuses variantes individuelles, susceptibles elles-mêmes de s’accroître par recours au domaine commun de la culture ou à l’expérience personnelle ” 105 . Le sens émerge ainsi non seulement des signifiés mais aussi des signifiants.

Il y a, dans “ Relief et louange ”, des lectures partielles et différentes d’un même signifiant : la notion de mot comme catégorie morphologique ne constitue plus la norme. A l’intérieur d’un mot se lisent d’autres mots : à l’intérieur de “ nouvelle ” se lit le pronom féminin elle, déjà perceptible en surimpression dans de nombreux mots qui contiennent Eve, prénom qui renvoie à la sculpture mais aussi à la “nouvelle Eve” qu’est la femme aimée. C’est à partir d’une matière phonétique sans unités syntaxiques identifiables qu’émerge du sens, matière phonétique qui, en redoublant dans ce poème les significations des lexèmes, prépare leur avènement. Dans cette surdétermination du signifié, on retrouve un “ usage cratylien du mot, dans son aspect graphique comme dans son aspect acoustique ” 106 . La production des signifiants du rêve, très nette dans le premier paragraphe, se poursuit dans le second paragraphe qui commence pourtant par un réveil. Si la constellation signifiante initiale peut être aussi bien celle du rêve, que le langage restitue, que celle du poème, ou bien les deux à la fois, celle qui se fait jour dans la seconde partie du texte est en revanche purement poétique.

Le langage poétique recrée dans le signifiant une présence féminine. De la chair des mots, qui ont un dynamisme phonétique et graphique indépendant des unités lexicales, se forme la figure d’Eve.

Le nom propre est porteur d’associations culturelles et personnelles qui se superposent en lui, mais qui se disséminent également sur d’autres signifiants du poème, créant une véritable constellation et constituant, à partir de ces mots, différents réseaux de signifiés. C’est ainsi que la matière poétique crée du sens, donne à lire et à entendre soit davantage de sens, soit un autre sens. Elle est “ [...] un langage latent qui vient informer et enrichir sans cesse la signifiance [...] Cette latence d’un langage, c’est celle d’une vérité à dire, qui attend de se dire et qui tend à se dire ” 107 .

Parler de la propriété ou de la justesse des noms propres, c’est évoquer en poésie non pas leur simple valeur référentielle mais leur valeur de signifiants phonétiques et graphiques qui est partie prenante dans le sens général du poème où ils circulent en résonnant dans les mots : produisant du texte, ils créent un autre type de sens qui ne saurait sans doute être dit autrement.

Notes
102.

“ L’Avenir non prédit ”, La Parole en archipel, O. C., p. 403.

103.

“ Certaines formes de poésie peuvent s’apparenter au rêve et suggérer le même mode de structuration, introduire dans les formes normales du langage ce suspens du sens que le rêve projette dans nos activités ” (Emile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1966, t. 1, p. 83).

104.

Comparant la psychanalyse et la poésie, Michèle Aquien fait référence aux théories de Lacan : “ [...] le signifiant joue, de même que le signifié, un rôle actif dans l’avancée de ce qui est dit [...] mais avec cette différence que le signifiant a le rôle premier ” (op. cit., p. 39).

105.

Emile Benveniste, op. cit., pp. 85-86 passim.

106.

Michèle Aquien, op. cit., p. 104. Ce sens infra-linguistique apparaît fréquemment sur cet “ autre versant du langage ” qu’est la poésie.

107.

Michèle Aquien, op. cit., p. 56 et 58.