2. Le passage à l’art : l’Eve éternelle

L’évocation des sculptures romanes donne une autre dimension à la tentative de résurrection de l’être aimé, celle d’une figuration éternelle et vraie : éternelle car l’Eve d’Autun est “ un rêve de pierre ” 119 qui permet qu’à travers la pérennité du minéral se saisisse son essence. Ni le rêve, ni la vie ne peuvent transcender la réalité car ils sont trop éphémères. L’architecture en revanche a produit une Eve éternelle, sculptée dans une matière solide, et le poème, autre œuvre d’art dont la durée repose moins sur un support irréfragable que sur une transmission intellectuelle, prend le relais. Cette “ opposition entre la médiocrité du rêve et la puissance de l’œuvre d’art ” 120 dépend également de la discrétion du créateur : le véritable créateur s’efface. Il disparaît dans la nuit de la création, comme Gislebert, auteur de l’Eve d’Autun, artiste mystérieux dont on ne connaît que la signature, “ Gislebertus hoc fecit ”, et que René Char ne cite pas :.

‘Le rêve, cette machine à mortifier le présent. Heureux le sculpteur roman des rois mages d’Autun ! Reconnus d’autres, couverts de frimas, à l’ouvrage dans les nuits de glaciation qui s’étendent. 121

La richesse de la nuit ne réside donc pas dans une qualité de sommeil propice au surgissement de figures, mais dans un état de veille consacré à une création plus forte dans sa durée et dans sa portée. La figuration par l’art est plus vraie car elle fait passer du particulier au général : la sculpture, puis le poème, donnent une représentation d’Eve, mais non comme une individualité ; ils en expriment des qualités qui en constituent l’être profond. Si c’est Yvonne Zervos qui devient Eve, la proximité phonétique des deux noms est une heureuse passerelle entre la femme réelle, particulière et d’ailleurs mortelle, et celle qui les représentent toutes et subsume leurs qualités. Le singulier n’est que porteur de qualités qui se généralisent et se pérennisent dans une essence que le nom propre concentre d’autant mieux qu’il est celui d’une entité symbolique. “ Eve d’Autun ” et “ Eve suivante ” sont deux réalités individuelles : le complément d’origine et l’adjectif contrastif 122 ne servent pas à décrire les qualités de chacune, mais à les individualiser comme référents. C’est bien “ Eve ”, le prénom qu’elles partagent, qui concentre leur sens. De plus, “ Eve d’Autun ” est plus proche de l’essence d’Eve qu’“ Eve suivante ” car elle est une représentation artistique, alors que l’autre en est un simple modèle pour ce “ modeleur décevant ”, ce Pygmalion sans talent qu’est aussi bien le rêveur que l’amoureux.

Entre la réalité décevante et le bonheur du rêve, Char fait jaillir, par son poème même, la supériorité d’une réalité différente, celle de la création architecturale et finalement poétique, sur les forces inconscientes du sommeil.

Notes
119.

“ Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre [...] ” (“ La Beauté ”, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1994, p. 24).

120.

Eric Marty, op. cit., p. 142.

121.

“ Faire du chemin avec... ”, Fenêtres dormantes et portes sur le toit, O. C., p. 581.

122.

Un adjectif peut compléter un nom propre, mais de façon assez rare car il sert normalement à qualifier, à caractériser. Seuls les adjectifs de relation et les adjectifs exprimant une opposition, comme “ suivante ”, sont fréquents car ils ne décrivent pas mais distinguent (Voir Marie-Noëlle Gary-Prieur, op. cit., pp. 114-117).