1. La réalité phonique et graphique du nom

La réalité se fonde sur le pouvoir référentiel des noms propres dans “ Relief et louange ”, mais le réel reste en lisière du dicible : pressenti par les noms propres, il est en fait révélé en filigrane par l’ensemble des mots du poème. Le poème crée une réalité plus riche qui se nourrit de la référence des noms propres et du signifiant des noms communs : c’est non seulement la valeur poétique du nom propre mais celle du nom commun qui apparaît déjà clairement, dans la matérialité de son signifiant.

Eve est l’anagramme du souvenir, celui de la femme aimée, qui se mue en anagramme du désir 124 , celui d’une survie. Mais cette permanence n’est obtenue qu’à travers l’élucidation de l’essence de la disparue. Eve devient le nom éternel de l’être aimé : il réapparaît dans le poème suivant “ Sommeil aux Lupercales ” qui clôt “ la mémoire amoureuse ” de “ Relief et louange ” :

‘[...]
Nous nous suffisions, sous le trait de feu de midi, à construire, à souffrir, à copartager, à écouter palpiter notre révolte, nous allons maintenant souffrir, mais souffrir en sursaut, fondre sur la fête et croire durable ce soulèvement, en dépit de sa rapide extinction. 125
[...]

Alors qu’elle dit avant tout le bonheur fugace de l’amour, la fête amoureuse s’inscrit dans l’allitération en [f] du passage, pour s’imprimer durablement, pour s’imposer comme un véritable “ soulèvement ” qui, se fondant sur l’Eve éternelle, peut perdurer.’

Dans Aromates Chasseurs, la puissance de l’anagramme permet de révéler également Orion, avant même qu’il n’apparaisse nommément. L’énigmatique pronom “ Il ” sur lequel commence “ L’Anneau de la licorne ” a son antécédent presque gravé dans deux mots du poème, qui plus est à des places majeures, la “ licorne ” du titre et le “ viorne ” final.

‘Il s’était senti bousculé et solitaire à la lisière de sa constellation qui n’était dans l’espace recuit qu’une petite ville frileuse.
A qui lui demanda : “ L’avez-vous enfin rencontrée ? Etes-vous enfin heureux ? ”, il dédaigna de répondre et déchira une feuille de viorne. 126

D’autres poèmes font apparaître Orion en surimpression : la diphtongue [wa] représentée par le digramme oi, les sons [i] et [j] qui se réalisent tous deux dans la lettre i.

‘Devant l’horloge abattue de nos millénaires, pourquoi serions nous souffrants ? Une certaine superstition n’ennoblit-elle pas ? Orion charpentiers de l’acier ? Oui, lui toujours ; et vers nous. La masse d’aventure humaine aujourd’hui brisée, ce soir ressoudée, passe sous nos ponts géants. 127

La matière du mot est comme consubstantielle à la matière du référent que le nom propre désigne. Ce nom infiltre les autres signifiants du poème comme pour y diffuser son sens, et son caractère “essentiel”.

Notes
124.

“ L’anagramme du désir ” est le titre d’un livre de Jacqueline Risset (1972), cité par Michèle Aquien (op. cit., p. 136).

125.

“ Sommeil aux Lupercales ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 505.

126.

“ L’Anneau de la licorne ”, La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, O. C., p. 501.

127.

“ Orion iroquois ”, Aromates chasseurs, O. C., p. 525. L’inscription est également nette dans “ Evadé d’archipel ” et “ Réception d’Orion ”. Citons enfin le titre “ La Rive violente ”, et le mot “ révolution ” qui apparaît à la fin de ce poème.