III. “ La Bête innommable ” : le nom propre impossible

La laideur ! Ce contre quoi nous appelons n’est pas la laideur opposable à la beauté, dont les arts et le désir effacent et retracent continuellement la frontière. Laideur vivante, beauté, toutes deux les énigmatiques, sont réellement ineffables. [...] 128

Le nom poétique ne se donne pas toujours facilement. On le reconnaît lorsqu’il prend la forme du nom propre, mais en l’absence de ce dernier, c’est le nom commun qui prend en charge la mission de nomination qui relève de l’ontologie. Le nom commun, qui sert dans l’usage courant, est souvent considéré comme une simple monnaie d’échange : comment, dès lors, distinguer son emploi quotidien de son emploi poétique où il aurait la même valeur qu’un nom propre car il donnerait également l’essence de ce qu’il nomme ? Si le nom propre est le plus susceptible de traduire cette adéquation à la réalité, le nom commun est-il aussi efficace ? Le langage poétique, par la nomination, ne fait qu’approcher l’essence du réel. Dans cette tension constante, il ne peut qu’être confronté, davantage encore lorsqu’il passe par le nom commun, à l’innommé, et parfois à l’innommable du monde, double mystère qui se reflète sur les parois de Lascaux, dans la figure de “ La Bête innommable ” :

‘La Bête innommable ferme la marche du gracieux troupeau, comme un cyclope bouffe.
Huit quolibets font sa parure, divisent sa folie.
La Bête rote dévotement dans l’air rustique.
Ses flancs bourrés et tombants sont douloureux, vont se vider de leur grossesse.
De son sabot à ses vaines défenses, elle est enveloppée de fétidité.

Ainsi m’apparaît dans la frise de Lascaux, mère fantastiquement déguisée,
La Sagesse aux yeux pleins de larmes. 129
Notes
128.

“ Après ”, Recherche de la base et du sommet, O. C., p. 669.

129.

“ La Bête innommable ”, La Parole en archipel, O. C., p. 352.