2. Un défaut de réalité

La “ Bête ” n’a pas de nom car elle est méconnue : comme elle n’est pas clairement répertoriée dans la réalité, elle n’entre dans aucune classification zoologique. S’il n’y a pas de mot pour la désigner, ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais elle est si rare, si mystérieuse qu’on ne sait l’appeler ni même la décrire. L’Abbé Henri Breuil la décrit dès 1952 comme un animal “ qui ne correspond à aucune bête réelle [...] Par la masse du corps et les pattes épaisses, elle ressemble à un bovidé ou à un Rhinocéros ; la queue très courte indiquerait plutôt ce dernier ; les flancs en sont marqués d’une série de larges taches ovales en forme d’O ; le cou et la tête sont, pour le corps, ridiculement petits ; celle-ci est à mufle carré rappelant celui d’un félin, et de son front se dirigent en avant deux longues tiges raides, rectilignes, terminées par un pinceau, qui ne ressemblent aux cornes d’aucun animal excepté, a suggéré Miss Bates, le Pantholops du Tibet. [...] Ce n’est pas le seul exemple d’être animal composite et irréel dans l’ère quaternaire mais c’est le plus spectaculaire ” 134 . Trois ans plus tard, Georges Bataille reprend la description de l’Abbé Breuil, et met en doute la légitimité de l’appellation de licorne : “ ce n’est pas l’une des plus belles, mais l’une des plus étranges figures de la grotte. On lui donne ordinairement le nom de “licorne”. Mais les deux longs traits parallèles issus du front de ce monstre singulier répondent mal à l’unique corne de la création fantasque du Moyen-Age ” 135 . René Char évoque la figure du cyclope de l’Odyssée, poussant son troupeau hors de sa caverne. 136 Cet animal rejoint les divers monstres et bêtes furieuses de l’histoire et de la légende dont la présence, rare, se double du mystère de leur apparence et donc de leur désignation, qui ne peut s’effectuer que par des périphrases souvent localisantes : le monstre du Loch Ness et la bête du Gévaudan en sont de célèbres exemples. Avatar de dinosaure pour le premier, de loup pour le second, la réalité partielle et défaillante fait appel à l’imaginaire. Le loup est d’ailleurs présent dans “ Marmonnement ” comme ce qui précisément ne peut être décrit et demeure ainsi dans l’indistinction de la parole :

‘[...] Loup, je t’appelle, mais tu n’as pas de réalité nommable. De plus, tu es inintelligible. [...] 137

L’absence de conceptualisation concernant la licorne de Lascaux est désignée par le même adjectif chez Georges Bataille, “ inintelligible ” : “ [...] se plaçant sur le plan des figures de majesté, [elle] est d’autant plus divine qu’elle est inintelligible, étrangère à tout ” 138 . L’absence de nom est explicitement liée au défaut de compréhension. On ne peut bien concevoir que ce que l’on sait nommer, et inversement. Le concept vient avec le nom. C’est pourquoi l’innommé confine à l’irréel : l’absence de nom rejaillit sur l’existence même, désormais mise en doute, comme si ce qui n’avait pas de nom n’existait pas. La poésie, dans cette perspective, est bien “ co-naissance ”, au sens de Claudel car la possibilité de nommer une réalité est garante de sa mise au jour et de son existence : le réel surgit dans le langage de l’homme qui en parle. L’absence de nom pose ainsi la question de l’existence même d’une réalité : le nom nomme-t-il simplement une réalité qui lui préexiste, ou la nomination a-t-elle le pouvoir de faire exister la réalité qu’elle désigne ? Cette alternative recouvre en fait l’interdépendance entre un langage de communication et un langage de connaissance qui vise, au-delà de l’existence d’une réalité, son essence.

Notes
134.

Abbé Henry Breuil, op. cit., p. 118.

135.

Georges Bataille, Lascaux ou la Naissance de l’art, Oeuvres complètes, 1979, p. 47.

136.

Voir Elisabeth Bosch, “ René Char, Georges Bataille et Lascaux ”, CRIN n°22, 1990.

137.

“ Marmonnement ”, La Parole en archipel, O. C., p. 369.

138.

Georges Bataille, op. cit., p. 49.