3. L’identité voilée

Il est des cas limites où la délivrance de la vérité doit rester secrète, où nous devons souffrir pour la garder telle, où la nommer c’est déloger la clef de voûte pour précipiter au sol tout l’édifice. Mais comme on apprend cela tard ! 139

L’innommable désigne non seulement ce qu’on ne peut pas nommer mais aussi ce qu’on ne veut pas nommer. L’en deçà du langage est peut-être la manifestation d’un au-delà du langage. L’animal n’est pas désigné en vertu d’un respect mêlé de crainte : la nomination d’une réalité sacrée reste en effet parfois soumise à une interdiction, de peur de la profaner 140 . L’apparition de la Bête dans un rituel peut justifier cette possibilité, mais la parodie qui l’habite la met en doute.

Il paraît plus probable que le voilement de cette réalité soit un masque apposé volontairement par le poète. L’identité de la Bête est secrète plus que sacrée, ou plutôt elle est secrète car sacrée, et la forme parodique infligée au sacré justifie le déguisement : on peut voir 141 dans cette bête “ fantastiquement déguisée ”, c’est-à-dire dont l’apparence a été modifiée, une image de la Vierge, l’archétype de la “ mère ”. Les “ yeux pleins de larmes ” et son air “ douloureux ” sont expressions qui font naître l’idée d’une mater dolorosa, identifiée aussi par sa “ grossesse ” divine et par sa sagesse, image chrétienne fréquente dans le culte marial.

Mais à ces effets de sens religieux se superpose une autre lecture que nous pouvons retrouver ailleurs dans l’oeuvre : celle de la préhistoire, celle de Lascaux tout entier, qui est aussi celle du “ Retour amont ”, celle de la trace. Dieu a laissé place aux hommes et à la “ Bête innommable ” :

‘Nous existâmes avant Dieu l’accrêté. Nous sommes là encore après lui. Durant que Dieu étalait sa paresse, personne sur terre ; mais ce furent des dieux que le père malicieux laissa en mourant, auprès d’une Bête innommable. Ces sagaces décrurent et s’évanouirent. A fleur de terre. Nous réapparûmes, découvrant leur existence par trace, tantôt pure, tantôt altérée — et l’ingérant. Cette histoire s’expose à la malignité, aussi à la régalade.
Homme de soufre ! Homme de l’âge du raisin ! 142

L’homme de Cro-Magnon était un dieu, un être sagace qui laissait des traces sur les parois des cavernes. La sagacité résume parfaitement cet être puisque, si étymologiquement elle renvoie à un odorat subtil, celui de cet homme rustre encore marqué par l’animalité, elle désigne aussi, dans son sens courant, un esprit clairvoyant et fin, celui de ce même homme qui découvre l’art. Pour Georges Bataille, l’art de Lascaux n’est pas un rite lié à la magie ou à la chasse, et il préfère voir dans le jeu et le rêve, dans la fantaisie de ces traces, l’origine de l’art. C’est ce que le nom même de Lascaux semble signifier aussi pour René Char. Pour Georges Nonnenmacher, “ Lascaux c’est la trace originaire et donc la figure de ce qu’il y a d’essentiel dans le geste poétique ”, Lascaux constitue la “ preuve de la victoire de l’art sur la mort ” 143 dans les quatre figures pariétales de Char. Analysant le premier poème du cycle de “ Lascaux ”, “ Homme-oiseau mort et bison mourant ” 144 , il constate “ la transcendance du Sens (sa survie) par rapport à la référence. [...] le “dépassement” de la mort ne se réfère pas à la croyance en un Au-delà, mais à la transcendance du Sens par rapport à la trace. L’homme de Lascaux se “sauve” par le geste traceur ” 145 . Les peintures de Lascaux ne correspondraient donc pas uniquement à une pratique cynégétique, et il faudrait également voir dans le geste artistique une dimension métaphysique.

“ La Bête innommable ”, poème du XXème siècle, témoigne sans doute de cette tension vers un au-delà du langage qui résonnait déjà dans les traces laissées par les peintres de Lascaux, et qui résonne encore pour l’homme de notre siècle qui les observe, et pour René Char par le simple nom de Lascaux. Le même indicible demeure, qui n’a pas pour nom Dieu, et qui suscite aujourd’hui la même horreur sacrée qu’au premier homme qui a voulu le dire. L’inconnaissable reste en lisière du dicible.

Notes
139.

“ Cruels Assortiments ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 540.

140.

Christian Bromberger insiste sur l’identification du nom et de celui qui le porte : “ Nommer, dans ces conditions, c’est agir sur celui que l’on désigne. Il cite un anthropologue : “ La pensée indigène est [...] convaincue que nommer l’objet redouté entraîne nécessairement la manifestation de celui-ci, de même que nommer l’objet désiré menace celui-ci de disparition ” (“ Pour une analyse anthropologique des noms de personne ”, Langages n°66, juin 1982, p. 118).

141.

Eric Marty, op. cit., p. 196.

142.

“ Cruels assortiments ”, Chants de la Balandrane, O. C., pp. 540-541.

143.

Georges Nonnenmacher, Texte et Acte poétiques. Une lecture de La Parole en Archipel de René Char, Thèse de 3ème cycle, Université Lyon II, 1977, p. 187 passim.

144.

“ Homme-oiseau mort et bison mourant ”, La Parole en archipel, O. C., p. 351.

145.

Georges Nonnenmacher, op. cit., p. 234.