Si la parade masque, par un renversement carnavalesque, une absence d’être, si l’excès du visible est l’envers d’un invisible, le nom est encore du côté du visible. Il apparaît en fait comme la meilleure expression de ce retournement, car il est le signe qui désigne en creux l’invisible. Il dit l’absence même de nom et réalise ainsi la plus grande adéquation à l’être de l’animal. L’essence de cette “ Bête ” est d’être dans le manque, dans l’absence de nom : or, le nom qui désigne cet être manquant est précisément une expression qui signifie le manque. Cette privation est d’ailleurs apparente linguistiquement dans le préfixe in-. La “ Bête ” est le sans-nom absolu puisque la périphrase qui la désigne dit l’impossibilité même de toute appellation. Ce syntagme se fonde ainsi sur la qualité, la propriété d’être sans nom que la bête incarne dans la circonstance de la peinture. Le risque 147 de l’absence de nom est ainsi écarté dans un paradoxe qui renverse l’absence en présence, et qui fait du dire de l’absence un dit présent. L’art de Lascaux serait l’illustration d’un désir de donner une identité, d’en résoudre l’impossibilité même, car elle est au moins un signe d’existence 148 . En écho à la peinture, le poème résout cette impossibilité en ayant recours au nom commun, certes le plus approprié qui soit dans l’expression “ la bête innommable ”.
L’absence de nom est un péril dans la poésie de René Char : “ Lieux dangereux ou sans nom, sapes loin du jour naturel [...] ” (“ Pays couvert ”, Recherche de la base et du sommet, p. 663). L’équivalence entre “ dangereux ” et “ sans nom ” est explicitée par l’alternative.
L’absence de nom est le signe de l’absence d’être. Supprimer le premier, c’est réduire le second. Ceux qui sont réduits à l’anonymat, au surnom ou au numéro sont bien considérés comme des marginaux, tenu en marge du champ social. Jean Valjean, du matricule au pseudonyme, en est un des meilleurs exemples romanesques.