2. La propriété du nom commun

Avec “ La Bête innommable ”, on franchit un degré de plus que dans “ Relief et louange ” dans l’extension de la notion de nom propre poétique : le nom commun franchit la barrière du titre qui l’apparentait à un nom propre au sens traditionnel, et s’inscrit dans le corps du texte. Il conserve néanmoins un dernier signe qui l’apparente au nom propre de la grammaire traditionnelle, la majuscule.

L’animal est bien désigné, par une périphrase adéquate et, à défaut de nom propre, c’est un nom commun qui permet de la construire. Tout comme “ la Brute ” dans “ Homme-oiseau mort et bison mourant ” 149 , “ la Bête ” est dotée d’une majuscule qui la situe donc à mi-chemin entre la valeur du nom commun et celle du nom propre auquel elle emprunte l’une de ses caractéristiques. La majuscule signale l’indépendance du nom qui “ sur le plan du sens représente une unité autonome à cause de son association avec un référent initial ” 150 . Il y a donc une sorte de postulation d’unicité qui implique sa notoriété 151 dans un univers de croyance. Le nom commun en poésie emprunte au nom propre ce lien étroit avec un référent initial, dont il exprime le sens particulier. La majuscule permet en effet à René Char de marquer le nom, de se l’approprier en le faisant entrer dans son univers poétique : “ Les noms communs avec une majuscule sont choisis et investis spécialement par le moi qui parle et qui interroge le monde, pour représenter une certaine idée de la chose ” 152 . Cette “ certaine idée de la chose ”, c’est précisément la valeur de Lascaux dans la poésie charienne. Si, dans le syntagme “ la Bête innommable ”, la majuscule souligne de surcroît la nécessité de l’appellation introuvable, elle renforce en général dans les autres poème de la “ paroi ” la focalisation sur une figure, celle de “ la Brute ” et celle de “ la Sagesse ”. Ces figures perdent cependant leur dimension individuelle et leur propriété, conquise dans la situation précise des peintures rupestres de Lascaux, et acquièrent une valeur plus étendue.

Notes
149.

“ Homme-oiseau mort et bison mourant ”, La Parole en archipel, O. C., p. 351.

150.

Marie-Noëlle Gary-Prieur, “ Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? ”, Langue française n°92, décembre 1991, p. 22.

151.

“ [...] l’attribution d’une majuscule à un Nom Commun le fait facilement interpréter comme un Nom Propre dans un contexte donné : l’Empereur peut servir à désigner Napoléon, le Continent à désigner la France vue de Corse ” (Ibid.).

152.

Michèle Aquien, Saint-John Perse. L’être et le nom, 1985, p. 56.