3. Une autre expression de l’être

La majuscule n’est pas indispensable. Elle ne fait que survaloriser le signifié et notamment le signifiant dans l’expression “ la Bête innommable ”, dont nous avons déjà souligné la symétrie phonique et graphique. Dans “ la Brute blessée ”, le passage d’une consonne liquide à une autre renforce l’écho de l’allitération en [b] à l’initiale des deux termes qui, matérialisée par une majuscule dans sa première occurrence, appelle une prononciation martelée. La majuscule peut même induire en erreur si elle est considérée comme le signe diacritique d’une allégorie, dans le cas de “ la Sagesse ”. Et l’erreur serait d’autant plus grave qu’elle suppose une incompréhension totale de la démarche de René Char. L’emploi d’une allégorie est un choix rhétorique qui correspond au désir de dire un concept en le représentant, en l’illustrant par une réalité concrète. Ce serait le cas si René Char, pour dire la sagesse, pour donner ce sens, l’avait signifié en parlant d’un animal. Le concept serait à l’origine de l’illustration. Or, et c’est tout notre propos, la poésie de Char part du réel d’où émerge une essence : c’est à partir de l’observation des peintures rupestres que la poésie extrait, abstrait l’être des figures représentées. La démarche est inverse, et le poème lui-même témoigne de cette abstraction au sens étymologique, qui mène progressivement du nom concret “ la Bête ” au nom abstrait “ la Sagesse ”, terme et non point de départ du poème. L’individu se fait type, cette bête est exemplaire des autres bêtes possibles, elle les représente toutes : il y a à la fois un mouvement d’abstraction et d’universalisation, abstraction dans le passage de la réalité à son être, universalisation dans celui de l’individu unique au type. L’extension du nom s’élargit tandis que sa compréhension se réduit : elle ne retient qu’une propriété du référent qui devient exemplaire et symbolique, comme dans le cas du sens d’un nom propre.