D. Le nom commun comme nom “propre”

“ La Bête innommable ” illustre parfaitement le vertige que représente le risque d’une absence de nom “propre”, qui a pour corollaire l’accès impossible à l’essence de l’être désigné. Si nous mettons entre guillemets l’adjectif “propre”, c’est parce qu’il n’est plus employé dans son sens habituel et qu’il ne recouvre plus la notion de nom propre au sens traditionnel. Le nom “propre” est un nom approprié à l’essence de la réalité qu’il désigne, et dont le nom propre grammatical n’est que le représentant idéal. Le nom commun peut remplir cette fonction et se voit parfois affecté d’une majuscule, dernier signe visible de la propriété du nom. Quand elle disparaît, le mot poétique en parfaite adéquation avec la réalité est le nom commun.

Ainsi, la poésie moderne “ élève tous les mots, et parmi eux surtout les noms à ce statut privilégié du nom propre, qui en fait un nom véritablement habité ” 153 . Le poète s’approprie un nom commun comme un nom propre, il le fait sien. Mais s’il investit le mot, c’est que ce dernier est aussi approprié à l’expression d’une réalité et à la recherche de son essence. C’est en effet “ à partir du mot chargé de réel vécu que se greffent analogies et associations. [...] On en viendrait ainsi à une définition élargie du nom propre, où serait dit “propre” tout nom qui ne soit pas un nom pouvant, de manière interchangeable, à peu près représenter la chose, mais le nom, celui qui, marqué de la nécessité de son signifiant, la représente si totalement pour le sujet qu’il reflète quelque chose de son propre rapport à elle, telle qu’il l’a vécue ” 154 . On passe donc de la propriété du nom à son appropriation par le poète qui l’utilise en adéquation moins à la réalité de la chose qu’à son essence, dans ce que nous avons appelé le réel. Un dernier texte va nous permettre de mesurer plus exactement le passage du nom propre au nom commun, passage qui recouvre une véritable transmutation de la réalité en réel poétique.

Notes
153.

Michèle Aquien, L’autre Versant du langage, 1997, p. 132. Nous empruntons à Michèle Aquien cette idée du passage poétique du nom propre au nom approprié.

154.

Ibid. p. 135.