IV. Du nom propre au nom commun dans “ Chanson des étages ”, ou les degrés de la référence poétique

La “ Chanson des étages ” a un statut particulier : écrite dans les années cinquante, elle ne prend pas place dans les recueils rassemblant les poèmes écrits à cette période. Elle n’est éditée qu’en petit format par Pierre-André Benoit en 1955, et paraît dans la revue Médecine de France l’année suivante. Mais l’explication de cette exclusion est peut-être liée à sa forme inhabituelle. Le Bâton de rosier l’associe à d’autres textes en 1983, réunissant plus précisément neuf curieux diptyques suivis d’un texte isolé. C’est une chronologie presque parfaite, débutant en 1926, qui organise la succession des neuf poèmes. Ils sont chacun précédés d’un texte que quelques phrases liminaires qualifient de “ portraits ” peu d’aplomb. Ces textes constituent une sorte de mise en situation, de présentation de poèmes de création ancienne, placés en seconde position dans les diptyques, et dont le regroupement “ nécessitait quelques mots qui en éclairent l’horizon ancien ” 155 . Le septième diptyque se présente ainsi :

‘CHANSON DES ETAGES

C’est avenue Foch, à Paris, proche du bois de Boulogne, que je rencontrai une amie perdue de vue et de visage aussi. C’est elle qui me parla la première à travers mon hésitation et je fus franchement heureux de la retrouver un court moment. Nous marchâmes ensemble, manifestant notre plaisir, vers le petit chemin de fer du Bois où son jeune fils l’attendait. Elle s’était mariée, il y avait une quinzaine d’année, avec un industriel de Saint-Pair-sur-Mer dont elle avait eu cet enfant. Mari de type royal et un peu maussade. Elle s’arrêta soudain, et me pria, avec quelque gêne, d’écrire pour elle un poème, dans les semaines à venir, afin d’éclaircir son bonheur. Ses pommettes avaient rougi. Il s’agissait d’élever jusqu’à la compréhension de son mari, par un poème, la tendresse violente qui la liait depuis peu à une jeune femme qui plaisait à la fois à son fils et à sa belle-sœur. Son mari en prenait ombrage.
Ignorance ou présage ? Bizarre Chanson des étages, couverte d’embruns ! Je promis et je tins. Depuis elle erre parmi mes papiers mal rangés.


CHANSON DES ETAGES

Il fait jour chez la reine.
C’est la nuit près du roi.
Déjà chante la reine.
A peine dort le roi.

Les ombres qui l’enchaînent,
Une à une, il les voit.
Le regard de la reine
Ne s’y attache pas.

Le destin qui les mène,
Dont frissonne le roi,
Ne trouble point la reine.
Brillent la mer au bas,
Et, rythme de ses veines,
Celle qui les brûla,
Sœur de la vague même.

Ô minutes sereines,
Vous n’êtes plus au roi !

Le souvenir d’un chêne
Sur son front de souci
Pose une tache claire.
C’est dans une autre vie,
Quand s’éveillait la reine
Contre le cœur du roi.

Ah ! ferme ton palais
Ou monte en ses étages,
Timide souverain.
Tu comprendras pourquoi
Sur un rocher sauvage
La reine appuie son sein.

Tu comprendras pourquoi
Et t’en consoleras.

1955 156

Si la dimension métapoétique du premier texte n’étonne guère, la lecture référentielle qu’il exhibe est inattendue. Support de l’interprétation du poème en vers, il semble l’accompagner pour en évoquer les référents initiaux qu’il désigne en grande partie à l’aide de noms propres. La mise en regard d’un texte et d’une sorte d’ “avant-texte” permet ainsi d’examiner le traitement poétique que René Char fait subir à la désignation de la réalité. Le passage des références entre les deux textes s’accompagne notamment de la totale disparition des noms propres dans le second texte, disparition qui peut recouvrir divers phénomènes, de la simple suppression à une mutation en nom commun.

Mais le statut de ce diptyque est encore plus complexe. Curieusement, l’ordre des deux textes ne correspond pas à l’ordre chronologique de l’écriture. René Char présente en effet la glose la première, avant le poème proprement dit, alors que l’écriture de ce poème lui est antérieure. En présentant avant le poème les éléments de sa préhistoire, il établit un ordre génétique pourtant faux. Cependant, en exhibant ainsi une référence avant la lecture du second texte, il l’oriente, désamorçant alors volontairement l’approche nue du poème dont il semble vouloir construire la lecture. Mais s’il construit l’interprétation du second texte, comment ne pas soupçonner également une construction référentielle dans le premier ?

Notes
155.

Le Bâton de Rosier, O. C., p. 787.

156.

“ Chanson des étages ”, Le Bâton de rosier, O. C., pp. 800-801.