1. Les jeux de la référence initiés par les noms propres.

Les références du premier texte que sont les noms propres sont transformées poétiquement dans le second texte : on peut parler d’une transmutation de la réalité. En effet, le premier texte dévoile la façon dont Char a inscrit des éléments référentiels dans le second, réduisant par exemple le “ bois de Boulogne ” à un “ chêne ”. Si le mari est devenu ce roi autour duquel se développe le champ lexical de la royauté, et sa femme, qui est l’amie de Char, la reine évoquée, c’est en vertu de la richesse phonétique et sémantique d’un nom propre. Cette royauté est suggérée par le nom de la ville d’origine du couple, Saint-Pair-sur-Mer. La notion de pairie appartient certes à l’univers de la féodalité dans lequel elle définit des liens d’égalité entre un suzerain et ses vassaux, mais du suzerain au souverain, il n’y a pas loin, aussi bien phonétiquement que sémantiquement. Saint-Pair-sur-Mer se révèle d’ailleurs d’une grande productivité poétique puisque le groupe prépositionnel “ sur-Mer ” se retrouve dans la structuration spatiale du poème : la préposition se lit dans la verticalité de l’édifice où se trouve le roi, et le régime de cette préposition rappelle la position de cet édifice, le palais qui surplombe la mer. Un royaume qui donne sur la mer, telle est la transposition poétique du nom de la ville, pris au pied de la lettre. De plus, si on considère phonétiquement le nom de la ville, on peut entendre les homonymes père et mère pour “ Pair ” et “ Mer ” : l’image de la superposition se charge d’une valeur sexuelle. Le nom du lieu, en contenant ce père et cette mère, annonce encore le couple royal du poème : le père et pair va donner le roi, qui peut difficilement se concevoir sans la reine, née logiquement de la “ Mer ”, dans le prolongement de la productivité phonétique du pair/père. Une visite touristique de la ville de Saint-Pair-sur-Mer s’intéresserait sans doute aux ruines d’un château du XIIème siècle dont l’avatar ne peut qu’être ce palais de conte de fées, conte de fées d’une rencontre forte qui bouleverse la vie sans histoire d’une femme mariée. Cette part d’irréel du poème donne la mesure du rêve heureux et inattendu que vit cette femme.

On constate cependant que la transposition n’est pas uniquement orientée du premier au second texte. Les deux textes s’informent mutuellement, et un va-et-vient s’établit entre eux. Le premier a été écrit, selon René Char, après le poème en vers. Or il en donne la préhistoire. Ce texte a un statut ambigu du fait même de sa nature rétrospective : il est en effet le suivant par rapport au poème placé en second, mais il le précède dans la mesure où il en prépare la lecture. Les “ ombrages ” que prend le mari réapparaissent ainsi sous la forme des “ ombres qui [...] enchaînent ” le roi, montrant d’ailleurs la préférence accordée au sens concret par l’écriture poétique. Mais quel signifiant a motivé l’apparition de l’autre ? Les ombrages ont-ils suscité les ombres ou est-ce l’inverse ? Nous ne pouvons en décider. Finalement, nous sommes réduits à nous interroger sur la chronologie de l’écriture de deux textes qui semblent se nourrir l’un de l’autre.

D’ailleurs, le premier texte apparaît lui-même davantage comme un poème que comme une glose. En effet il opère déjà en lui-même un transfert poétique en produisant du texte avec l’élément maritime contenu dans le nom propre Saint-Pair-sur-Mer lorsque René Char caractérise sa “ Chanson des étages ” avec l’expression “ couverte d’embruns ”. De la même façon “ Pair ” suscite non seulement le roi du second texte mais le “ mari de type royal ” du premier. On constate d’ailleurs que le second texte lui aussi produit ses signifiants : “ sœur ” et “ reine ” donnent “ sereines ”. Quel que soit le sens de la transposition, associations d’idées et jeux sur le sens et le signifiant des mots concourent à la transformation poétique de la réalité.