2. La référence ou la lecture non poétique ?

“ Avenue Foch ”, “ Paris ”, le “ bois de Boulogne ” et “ Saint-Pair-sur-Mer ” sont tous des toponymes qui posent un cadre de type réaliste dans le premier texte. Les trois premiers noms propres décrivent le lieu de la rencontre du poète avec son amie, lieu du récit, tandis que le dernier désigne la ville où demeure cette amie. Ces références sont cependant absentes du second texte. Faut-il alors relier la présence ou l’absence de références à un type d’écriture spécifique ? Les textes en prose leur feraient une place plus ou moins grande en vertu d’une proximité avec le genre narratif, tandis qu’elles seraient jugées inutiles dans un poème en vers. Mais le raisonnement ne tient pas, l’œuvre de Char la dément rapidement. La prose n’accapare pas les éléments référentiels et le traitement narratif et, a contrario, le vers n’exclut pas ces mêmes éléments référentiels.

René Char a écrit plusieurs “ chansons ” : “ Chanson du velours à Côtes ”, “ Chanson pour Yvonne ” qui est le sous-titre de “ La Sorgue ”, “ Complainte du lézard amoureux ” 157 . L’utilisation de l’hexasyllabe 158 qui accélère le retour de la rime même si cette dernière n’existe pas toujours, la récurrence des termes “ reine ” et “ roi ” systématiquement placés en fin de vers et fonctionnant comme un refrain phonétique et sémantique, l’existence d’une syntaxe fluide qui laisse peu de place à l’hypotaxe et fait correspondre les unités grammaticales avec le mètre, créent un rythme régulier et rapide qui rappelle la chanson. Ces caractères poétiques au sens restreint ne constituent cependant absolument pas une clause d’éviction du référentiel. Référentiel n’est pas synonyme de récit, association exclusive qui réserverait a contrario à la poésie versifiée nous ne savons quel vague discours sur le monde, ou plutôt éloigné de lui. Char ne s’interdit pas les références précises dans les vers, ce que confirme l’examen d’autres poèmes versifiés 159 .

Le premier texte du diptyque n’est certes pas en vers et, nettement plus narratif, il constitue le verso qui éclaire rétrospectivement les circonstances de l’écriture de son recto. Mais il apparaît bien vite qu’on ne peut le considérer uniquement comme un texte à fonction référentielle, qui dévoilerait, rare privilège, la royauté métaphorique du poème et, démasquant la reine et le roi, offrirait enfin au lecteur le comparé souvent absent ou trop obscur d’un comparant qui habite généralement le texte de sa densité et de ses métamorphoses. Le statut de ce texte est mêlé : il associe à cette évidente manne de références une dimension poétique perceptible dans les rythmes, les sonorités, la tentation de la métaphore et le travail conjoint de la sémantique et de la syntaxe, dimension haussant la glose au rang de poème qui accompagne son recto comme un reflet.

La référence n’est donc pas réservée à un texte non poétique en prose, tandis que son absence, dans un texte en vers, signalerait le poème. Si la référence n’exclut pas la poésie, comme le montre le premier texte, mais si elle ne lui est pas non plus indispensable — c’est le cas dans le second texte —, on peut en conclure que la fonction référentielle n’est pas un critère poétique et que, pour les noms propres au sens traditionnel, ce n’est pas la valeur référentielle qui compte. Ils ont une autre valeur, qui peut également être prise en charge par cet autre nom “propre” qu’est le nom commun, celle d’une adéquation à la réalité du monde qui permet d’en dévoiler le réel. Le diptyque brouille lui-même les cartes : les deux textes relèvent évidemment du genre poétique, mais ils en constituent deux manières très différentes, voire opposées.

Notes
157.

“ Chanson du velours à Côtes ”, Fureur et Mystère, O. C., p. 268 ; “ La Sorgue ”, Fureur et Mystère, O. C., p. 274 ; “ Complainte du lézard amoureux ”, Les Matinaux, O. C., p. 294. On pourrait ajouter à cette liste des textes dont le titre ne désigne pas une chanson mais dont la forme s’y rattache, comme “ Compagnie de l’écolière ” (Dehors la nuit est gouvernée, O. C., p. 98)

158.

Le mètre est bref, comme dans la “ Chanson de la plus haute tour ” d’Arthur Rimbaud — dont le titre “ Chanson des étages ” semble être un écho — même s’il s’agit de pentasyllabes (Poésies. Une saison en enfer, Illuminations, 1984, pp. 107-108).

159.

Voir par exemple les “ Sept parcelles de Luberon ”, Le Nu perdu, O. C., pp. 421-422, et “ Le Raccourci ”, Chants de la Balandrane, O. C., p. 556.