3. Du nom propre au nom commun

Dans un poème qui a opéré une transposition des éléments référentiels, le nom commun fait figure de nom propre. Les groupes nominaux “ la reine ” et “ le roi ” peuvent ainsi s’apparenter à des noms propres 160 . Tout se passe alors comme si le lecteur les connaissait, et mobilisait en les lisant des connaissances de sa mémoire générale. Ce rapprochement semble d’autant plus pertinent que les occurrences suivantes désignant les deux personnages s’effectuent exactement sur le mode inauguré dans les deux premiers vers : il ne sont désignés que sous la forme de “ la reine ” et “ le roi ”, sauf pour ce dernier par “ timide souverain ”, mais cette interpellation intervient après la rupture énonciative qui fait du personnage du roi un interlocuteur du poète. Les occurrences suivantes ne ressemblent donc pas à des anaphores nominales dans la mesure où elles reprennent exactement la formulation première, sans aucune variation de déterminant ni adjonction d’expansions, ce qui les rapprochent de la répétition des noms propres. “ La reine ” et “ le roi ” fonctionneraient donc plutôt comme des appellatifs. Cependant, et c’est la difficulté majeure de cette interprétation, le lecteur ne détient pas au préalable les syntagmes “ la reine ” et “ le roi ” dans sa mémoire au moment de la lecture du poème. Il semble les intégrer d’emblée dans son univers de croyance, y renvoyer comme à des éléments d’une mémoire acquise mais au moment même où il crée cette mémoire. Le lecteur ne part pas à la recherche de l’antécédent dans le texte qu’il lit, mais il le retrouve plus directement dans la représentation mentale qu’il a construite à partir du discours. 161

“ La reine ” et “ le roi ”, initiateurs du monde de la “ Chanson des étages ”, reflètent bien le rapport au monde que le poème impose. Certes les termes “ reine ” et “ roi ” conservent des sèmes concrets, mais ils sont “absolutisés” dans le poème, retranchés de toute référence possible. Si nous ne pouvons identifier une extensité unique et précise, nous ne devons pas pour autant nous en tenir à un emploi strictement intensionnel puisque ces entités sont bien actualisées. René Char tend à abstraire les termes mais ils sont tout de même individualisés par le poème. La limite de la particularisation s’arrête à l’identification, qui n’est pas réalisée.

Notes
160.

Certains surnoms comme “ le Maître d’école ”, “ la Chouette ” et “ le Chourineur ”, empruntés aux Mystères de Paris d’Eugène Sue, sont bien à l’origine des noms communs.

161.

“ Chanson des étages ” s’ouvre sur la convocation atypique de deux personnages typiques, “ la reine ” et “ le roi ”. Convocation atypique car il ne s’agit pas d’une reine et d’un roi, expressions non définies dont l’emploi respecterait le protocole traditionnel d’entrée en discours de référents inconnus : dans “ Il était une fois une reine et un roi... ”, l’article indéfini permet d’actualiser et d’individualiser un référent, il lui confère une existence en discours. C’est alors l’adjonction de déterminations qui permet d’identifier l’entité en discours : avec un incipit du type “ Il était une fois une reine et un roi qui... ”, le référent n’est pas nécessairement identifié dans la réalité, mais il devient connu dans l’univers de discours mis en place, grâce aux compléments qui le déterminent, et il est apte à être repris ensuite par l’article défini. Or, dans “ Chanson des étages ”, l’entrée en discours des deux personnages s’effectue directement par l’emploi de l’article défini. Cet article employé en première mention supposerait donc une familiarité avec les substantifs “ reine ” et “ roi ”, familiarité du poète sans doute, mais que le lecteur ne peut reconnaître. En lisant “ la reine ” et “ le roi ”, le lecteur n’a pas accès à leur référent dans sa mémoire puisqu’il est précisément en train de créer cette mémoire. Le mode d’accès au référent est spécifique à l’énonciation poétique. Le poème “ Chanson des étages ” constitue ce que Robert Martin appelle un “ univers de croyance ” (“ l’ensemble des propositions qu’au moment où il s’exprime le locuteur tient pour vraies (et conséquemment celles qu’il tient pour fausses) ou qu’il cherche à accréditer comme telles ”, Langage et croyance : les univers de croyance dans la théorie sémantique, 1987, p. 10). Commencer la lecture du poème, c’est en accepter d’emblée les présupposés, être propulsé dans un monde réel ou fictif que le lecteur ne fait que traverser le temps du poème. Il accepte alors le degré d’identification des éléments que le poème donne tel qu’il les donne. “ Chanson des étages ” offre une faible possibilité d’identification référentielle mais elle favorise cependant une intégration instantanée dans l’univers du poème en privilégiant une détermination définie. Mais c’est moins l’identification qui importe, la connaissance précise d’un référent précis, que sa présence. Le lecteur réussit d’autant mieux à faire “ comme si ”, qu’il se trouve dans l’univers du conte de fées.